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Été 1944

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LE BAS Julien

Julien Le Bas est âgé de 20 ans en 1944 et il est domicilié à Saint-Lô. Cinquante-cinq ans après, il rédige ce témoignage.

PRÉLIMINAIRES

Hormis quelques bombes allemandes tombées au village de Villeneuve, route de Torigni-sur-Vire, en 1940, et deux bombes incendiaires anglaises détruisant deux maisons rue de la Marne1Peu de temps après leur arrivée à Saint-Lô, les occupants organisèrent, le 12 août 1940, une cérémonie au théâtre de la ville. Londres, probablement avertie de la manifestation, envoya ses avions. Les fusées incendiaires ne tombèrent pas sur l’objectif escompté, mais sur des maisons rue de la Marne et des Menuyères., en 1941 ou 1942, nous n’approchions la guerre qu’à travers les escadrilles alliées qui allaient ou revenaient de mission.

LE DÉBARQUEMENT

Avec le débarquement sur nos plages toute la région se trouve d’un coup en première ligne et Saint-Lô devient un objectif militaire de première importance2Afin d’expliquer l’importance stratégique de Saint-Lô, citons ici le témoignage de Bernard Henry, résidant dans les alentours de la ville. En observant sa carte, il note : « Soudain, comme un éclair, l’effrayante réalité traversa mon esprit. Je voyais la ville que j’habitais, telle une araignée cramponnée au centre de sa toile – une toile dont les rayons étaient les six routes qui y convergeaient, six routes qui, d’un instant à l’autre, pouvaient devenir des artères stratégiques de première importance […]. La ville, et peut-être d’autres encore, allait payer cher la libération tant attendue, allait mourir, pour que d’autres villes françaises puissent continuer à vivre. Ce nœud routier devait disparaître, devenir une barrière, un obstacle pour retarder les renforts motorisés allemands dans leur course vers la tête de pont. La catastrophe qui s’était produite si brutalement, à 8 heures, n’était qu’un sinistre avertissement. Le pire devait encore arriver… » (B. HENRY, Un ermite en exil, Paris, A. Fayard, 1947, p. 18)..

Alors que nous sommes à l’écoute d’un bruit insolite pareil à un roulement de tambour, venant de la côte du Calvados, ce soir du 5 juin, nous subissons la première alerte sérieuse.

Il pouvait être minuit, les batteries de DCA3 Défense Contre Avion : défense antiaérienne. éparpillées autour de la ville se mirent à tirer sur un avion qui ne devint visible qu’au moment où, atteint par un projectile, il prit feu à l’aplomb du théâtre et s’écrasa à proximité d’une ferme, non loin du pont de Gourfaleur.

Une ferme incendiée de laquelle la mère et les enfants furent sauvés de justesse, les corps carbonisés des aviateurs réduits aux dimensions d’une taille d’enfant, sont les premières visions d’horreur d’une bataille qui allait nous en réserver bien d’autres.

La journée du 6 juin devait être très mouvementée. La centrale électrique d’Agneaux4Cette centrale électrique, en alimentant une bonne partie de la Manche, est un point névralgique. Quatre avions américains se chargent de la détruire en cette matinée du 6 juin. et la gare étaient attaquées en piqué par des chasseurs bombardiers. De la rue Valvire où je travaillais, j’ai assisté de très près à cette action aérienne. Les avions piquaient vers la gare, lâchaient leurs bombes au-dessus de nos têtes en même temps qu’ils essuyaient le feu de la DCA installée sur l’école supérieure des filles, route de Carentan. L’ensemble ferroviaire était alors devenu inutilisable.

Dans l’après-midi, les premiers prisonniers américains arrivèrent à la Feldkommandantur5La Feldkommandantur est le nom donné au siège départemental de l’administration allemande. Ainsi à Saint-Lô est présente la FK 722, à Caen la FK 723 et à Alençon la FK 916. : des parachutistes de la région de Sainte-Mère-Église, solides gaillards, barbouillés de noir, revêtus d’un équipement tout nouveau pour nous.

Déjà la joie et l’inquiétude alternaient : le Débarquement réussirait-il ? Qu’allait-il se passer maintenant ? Quel serait notre lot ?

Cette guerre libératrice, que nous espérions de tout cœur, n’était-elle pas réservée au Nord de la France, à la porte de l’Angleterre ? Non[,] c’est la Basse-Normandie qui avait été choisie.

Vers 19 h 30, au bar de mes parents, un soldat allemand, vétéran de 1914, après avoir bu son petit « calva » habituel, nous lança en partant[ :] « Américains boom boom, grand malheur. » Il ne nous restait qu’une demi-heure de tranquillité !

LES BOMBARDEMENTS

Nous allions nous mettre à table aux environs de 20 heures quand mon attention fut attirée par un bourdonnement d’avions. En quelques secondes, toute la famille était dehors, scrutant le ciel. Nous vîmes bientôt apparaître au-dessus de grands hêtres deux formations de forteresses volantes, venant de l’est[,] à très haute altitude. Deux fusées blanches se détachèrent de l’avion de tête et aussitôt les bombes furent larguées.

D’abord petits points noirs, elles grossirent à vue d’œil, tombant en biais dans un vacarme épouvantable, vers le centre de la ville. J’étais pétrifié ! Ne pouvant détacher mon regard de cette masse tonitruante, restant debout malgré les ordres paternels et les lois élémentaires de la sécurité. Ce fut un horrible fracas suivi d’un nuage de poussière si opaque que du haut de la rue du 80ème il était impossible de distinguer la ville6La rue du 80ème RIT, qui existe encore aujourd’hui à Saint-Lô, fait référence au 80e Régiment d’Infanterie Territorial. Ce RIT était, lors de la Première Guerre mondiale, une formation militaire d’hommes allant de 34 à 49 ans, considérés comme trop âgés pour rejoindre un régiment de première ligne..

Hébétés, les gens couraient dans tous les sens, cherchant les lueurs et criant leur angoisse, incapables de réaliser le désastre.

Déjà, nous apprenions qu’une famille voisine était emmurée dans une tranchée bétonnée, qu’une autre était anéantie par une bombe tombée au milieu de la salle à manger. Ce n’étaient que blessés, prisonniers vivants ou morts, sous les décombres. Quelques maisons étaient la proie des flammes. En quelques secondes une ville paisible était en partie détruite.

L’heure n’était plus à la joie et à l’espérance, mais au désespoir, à l’anéantissement. La guerre était là, cruelle, inhumaine, affreusement laide.

Les bombardements reprenaient vers 22 ou 23 heures avec acharnement. La nuit fut terrible. Quel que soit l’endroit où l’on se mettait à l’abri la sécurité n’était nulle part. Décrire l’angoisse qui nous tenaillait est impossible, la mort était présente partout et seule la chance pouvait nous éviter le pire.

Après le bombardement de 20 heures, nous avons quitté la maison et trouvé refuge à la ferme de la Ferronnière, dans un des bâtiments d’exploitation nous y [fûmes] accueillis par des Cherbourgeois réfugiés à Saint-Lô depuis quelques mois. Croyant ma mère et les rescapés familiaux du premier bombardement en sécurité, je partais7Souvent le narrateur utilise un imparfait là où il faudrait, selon l’usage, un passé simple indiquant une action ponctuelle et définitivement achevée. L’imparfait s’utilise dans la narration au passé pour décrire des lieux et des personnes, des actions habituelles ou répétitives ou bien des actions inscrites dans la durée. Cet usage étrange de l’imparfait chez Le Bas est symptomatique de la difficulté qu’éprouve le narrateur à tourner définitivement la page de son passé : les souvenirs de guerre sont encore trop vifs dans sa mémoire, toujours actuels. à la recherche d’autres parents dont nous étions sans nouvelles. [Or], contrairement à toute attente, ce refuge a failli leur être fatal, lors du deuxième bombardement. Selon leur témoignage[ :] « Les murs semblaient s’ouvrir et le plancher tremblait sous nos pieds, à tout instant le bâtiment pouvait s’effondrer ». Le pilonnage terminé, nous quittions alors cette ferme pour chercher abri dans les chemins creux.

Mon père, membre de la défense passive8La Défense Passive (DP) est une organisation créée durant la guerre afin d’assurer la protection des civils. Une fois le débarquement effectué, la DP se charge notamment des réfugiés, d’organiser le repli des civils ou bien encore de trouver de la nourriture., avait été surpris par ce bombardement alors qu’il tentait, avec quelques voisins, de dégager une famille prisonnière d’une tranchée et qu’ils ne purent sauver, faute de pouvoir soulever l’épaisse dalle de béton qui la recouvrait. Allongé le long d’un talus, il sentit bientôt un poids sur son dos, ce n’était que son chien de chasse qui s’était couché sur lui, comme pour le protéger.

Toujours à la recherche de parents, je me trouvais à la hauteur des cinq chemins lorsque débuta le troisième bombardement. Dès les premières bombes je me précipitais à terre. Lorsque je me relevai, je vis que j’avais été accueilli par un buisson d’épines, je n’en avais pas senti les piqûres. Ayant retrouvé le groupe familial de la Ferronnière, nous passions le reste de la nuit dans les chemins creux. Le ciel était embrasé par de nombreux incendies. Recroquevillés sur nous-mêmes, nous étions transis, silencieux, exténués par l’émotion et tenaillés par la peur. Malgré tout, après la troisième attaque, blotti contre un talus, j’ai dormi jusqu’au petit jour.

L’EXODE9Les bombardements jettent des milliers de Bas-Normands sur les routes de l’exode. Tout au long de cet été, routes et chemins seront pris d’assaut par ces civils qui, sous la contrainte ou non, quittent le champ de bataille. Quelques jours, quelques semaines durant, la marche les amène dans des zones éloignées de tout combat. Dormir dans une cave, dans un hangar, dans une étable devient chose courante, et les conditions d’alimentation ne sont guère meilleures, malgré « l’entraide » offerte chez les agriculteurs rencontrés. Les 6 et 7 juin, de nombreuses villes sont dévastées. La population, surprise pour la plupart, prend d’elle-même l’initiative de s’éloigner du centre, de partir à la campagne. Une deuxième raison pousse, en cet été 1944, la population bas-normande à prendre la route de l’exode : l’angoisse de l’attente liée à l’approche des combats. Une dernière cause est à mentionner afin d’expliquer le départ. Les Allemands, soucieux de disposer de la marge de manœuvre la plus grande possible, ordonnent aux populations civiles de quitter les lieux. Au fur et à mesure de leur repli les forces allemandes poussent ainsi les habitants sur les routes de l’exode. Une majeure partie des civils quittant leur domicile y sont contraints. L’exode a vu partir des milliers de Bas-Normands. Des familles entières se déplacent, emportant avec elles, à pied ou en voiture à cheval, très peu de choses. Beaucoup de ces réfugiés suivent les itinéraires définis à l’avance par les autorités de Vichy. Dans la Manche, c’est ainsi que seront mis en place trois itinéraires conduisant vers l’Ille-et-Vilaine et la Mayenne. Julien Le Bas parcourt le début de « l’itinéraire Centre ».

Sainte-Suzanne-sur-Vire

Quittant Saint-Lô tôt le matin par les chemins creux, nous arrivions à la ferme Coispel à Sainte-Suzanne-sur-Vire. Nous devions y rester environ un mois. Nous revenions souvent à Saint-Lô et descendions à la gare récolter, dans les wagons éventrés, quelques denrées primitivement destinées aux troupes d’occupation. Pour accéder à la ville, il nous fallait reprendre les chemins qui avaient vu notre exode. Nous avions pu constater avec stupéfaction que chacun des endroits où nous avions fait une courte pause pendant la nuit avait reçu une bombe, l’intuition ou la peur extrême de la gent féminine[,] qui nous avait fait aller toujours plus loin dans la campagne, nous avait sauvé la vie.

La campagne proche de la ville était littéralement labourée de cratères de bombes. Celle-ci n’était qu’une ruine fumante. Parmi cette désolation, je rencontrais M. Lavalley et sa famille. C’est avec joie qu’il accepta la bouteille de « Byrrh10Vin apéritif aromatisé. » que je venais de récupérer dans la cave de mes parents. J’en avais conservé une pour arroser mes 20 ans ce 9 juin.

Dans cette ferme nous avons vécu une dizaine de jours avec une section de parachutistes allemands11Située à quelques kilomètres au sud de Saint-Lô, Sainte-Suzanne-sur-Vire devient rapidement une position défensive pour les Allemands, un véritable poste d’observation permettant de relever le mouvement des troupes adverses. Toutes ces positions défensives permettent aux Allemands de contenir les forces alliées. qui combattaient dans les environs de Saint-Lô. Après quelques jours de repos ils repartaient pour le front où une rude bataille faisait rage. D’une ferme proche de la route de Torigni, nous assistions aux tirs de l’artillerie américaine sur le bois du Soulaire. Devant l’intensité de ces tirs nous n’étions pas surpris de voir revenir les quelques rescapés porteurs de défroques militaires, que les femmes de notre groupe étaient invitées à laver dans le lavoir de la ferme. Désagréable corvée, puisqu’il s’agissait d’uniformes maculés de sang et souvent porteurs de lambeaux de chair.

Un certain matin, au retour du front, ils improvisèrent une cérémonie devant deux corps allongés à même le sol et recouverts d’une toile. Devant la dépouille de leur lieutenant, dont la tête était détachée du tronc, nous avons vu ces rudes gaillards[,] les yeux pleins de larmes retenues, rendre hommage à leur chef que nous avions côtoyé les jours précédents. Les survivants partirent définitivement un soir, quelques jours plus tard notre village recevait les premiers obus américains.

La décision ayant été prise de nous diriger vers le sud, je partais en compagnie de Léon vers Percy, avec les bicyclettes appartenant à nos hôtes, afin de préparer la prochaine étape de repli. Alors que nous pédalions par les petites routes, pour éviter les mitraillages, une sentinelle allemande nous arrêta à un carrefour aux environs de Moyon. À sa demande des papiers d’identité, je lui tendais ma carte d’athlète national barrée de tricolore. Après nous avoir interrogés sur notre destination et le but de notre expédition, il nous conseilla vivement de prendre la route de Saint-Lô – Villedieu. À notre arrivée à Percy nous apprenions l’arrestation du réseau P.T.T. de Beaucoudray12Ce réseau, essentiellement composé de postiers, se constitue à la fin de l’année 1940. Du renseignement auprès des Alliés (sur les défenses allemandes et les mouvements de troupes), le réseau, à partir du 5 juin 1944, passe aux sabotages, notamment des installations téléphoniques allemandes. C’est dans une ferme située sur la commune de Beaucoudray que, le 14 juin 1944, les Allemands interpellent onze membres du groupe de résistance des PTT. Ils seront fusillés le lendemain..

Notre chance ce jour-là était d’avoir eu comme interlocuteur un Allemand qui parlait correctement le français et qui a bien voulu nous considérer avec bienveillance.

Au retour sur cette route importante que nous avions voulu éviter, nous assistions, du fossé dans lequel nous nous étions jetés, au mitraillage d’un véhicule allemand que la précision de tir avait fait exploser. Le retour à la ferme se passa sans autre incident.

Percy

Alors que les combats se rapprochaient de notre secteur, nous décidions de quitter cette ferme et mettions le cap vers Percy via la Chapelle-sur-Vire et Tessy-sur-Vire avec nos brouettes surchargées. Nous passions la nuit suivante dans une maison située à deux kilomètres de Tessy. Les occupants habituels[,] préférant dormir dans la campagne environnante, nous l’avaient confiée pour la nuit. Après un excellent repos dans la paille, nous reprenions la route de Percy où nous restions une quinzaine de jours.

Logés dans une petite masure sur la colline sud, nous avions assisté à un combat aérien, affrontement assez rare vu l’absence quasi absolue de l’aviation allemande. Notre situation élevée sur cette colline nous avait permis d’apercevoir, dans le lointain, un nombre inhabituel d’avions qui laissaient présager une opération importante. (Il s’agissait de l’opération « Cobra »13Embourbés dans une « guerre des haies », les stratèges américains entreprennent une opération afin de percer une brèche dans la ligne défensive allemande. Cette opération, qui débute le 25 juillet 1944, a comme nom de code « Cobra ». Avant cette attaque, les Alliés procèdent à la stratégie habituelle du tapis de bombes.).

Ce même jour, deux escadrilles bombardèrent, l’une la gare de Villedieu, l’autre une ferme de Percy visant un dépôt de munitions qui avait été signalé par la Résistance (information recueillie plus tard). La peur des bombardements encore très vivace fit que l’opportunité d’un nouveau départ fut vite posée.

Fallait-il partir vers la mer ou toujours plus vers le sud du département ? C’est la deuxième solution qui fut retenue.

Villedieu

Nous reprenions notre exode avec les brouettes et par les petites routes en direction de Villedieu. Obligés de contourner la ville, nous arrivions sur la route de Sainte-Cécile. Nous avons alors été repérés par des avions alliés qui sans autre formalité amorcèrent un piqué sur notre groupe. La panique était à son comble, le fossé fut pris d’assaut, chacun se protégeant de son mieux. Le mitraillage fut évité de justesse grâce au sang-froid d’un des nôtres qui en pleine route agita sa chemise. Les avions redressèrent leur trajectoire et disparurent, au grand soulagement de tout un chacun.

Chérence-le-Héron

Fatigués autant par les émotions que par la marche à pied, nous décidions de passer la nuit à Chérence. Avec l’autorisation du maire nous nous installâmes dans la salle de fêtes. Devant son refus de nous fournir la paille, nous fûmes obligés de chercher le repos sur le plancher de la scène. Habitués à l’inconfort depuis le 6 juin[,] chacun fit de son mieux pour se reposer.

Arrivèrent alors[,] dans ce dortoir beaucoup trop vaste, des réfugiés de la région des marais. Leurs charrettes à foin étaient si chargées que l’on aurait juré un déménagement complet. Ils firent si peu de bruit qu’il nous fallut hausser le ton au risque d’en venir aux mains14Expression ironique : ils firent en vérité tellement de bruit que…. Leur fatigue n’avait rien à voir avec la nôtre, transportés qu’ils étaient par leurs attelages.

Couchés tard et endormis avec difficulté à cause du manque de confort, nous fûmes réveillés au petit matin par les avions, les clochers du village leur servant de point de repère pour surveiller les carrefours et les routes où ils mitraillaient tout ce qui bougeait. Nous assistâmes alors à un ballet époustouflant avec attaque à la mitrailleuse de véhicules [et de soldats] allemands qui avaient eu l’imprudence de sortir de leurs charrettes.

Profitant d’une accalmie nous poursuivions notre périple vers le sud.

Saint-Nicolas-des-Bois

Nous nous présentâmes au château où un centre d’accueil, dirigé par l’Abbé Burnel, prêtre saint-lois qui nous était bien connu, avait vu passer de nombreux concitoyens.

À défaut de pouvoir y loger nous avions tout au moins pu apaiser notre faim, avant de repartir vers Brécey où nous arrivions en fin d’après-midi, par de petites routes.

Brécey

Les responsables du centre15Ce centre n’est pas situé à Brécey mais près du village. nous firent savoir que nous n’étions pas prévus ici et que nous devions nous acheminer vers Brécey.

Mais des amis footballeurs se chargèrent de nous dépanner en nous faisant obtenir des bons de nourriture et un point de chute chez Mme Guédon. Avec gentillesse, elle nous proposa ses chambres du 1er étage qui étaient inoccupées. Nous options pour l’étable qui avait l’avantage d’être de plain-pied et [de] laquelle nous pourrions déguerpir plus rapidement si le besoin s’en faisait sentir. La peur des bombardements restait très vivace.

Voilà qu’à l’occasion d’une visite dans le bourg pour assurer le ravitaillement, Gaston et Charles étaient surpris par une salve d’obus qui, venant de l’est, ne pouvait être qu’allemande. Les Alliés étant proches de Brécey[,] il s’agissait vraisemblablement d’une erreur de tir !

Notre boulanger recevait des nouvelles des combats par son poste de radio dissimulé dans un recoin de son fournil. Si nous avions de ce fait des informations sur la bataille en cours, nous ignorions tout des préparatifs allemands dans la région.

La nouvelle de l’arrivée des Américains dans le bourg se répandit comme une traînée de poudre, il ne s’agissait en fait que d’une patrouille.

En conversation avec Gaston dans le jardin, nous fûmes surpris par une rafale de balles qui nous siffla aux oreilles avant que, par reflexe, nous nous abritions derrière un poteau en granit, mais le danger était déjà passé.

Pressés de voir les Alliés nous décidions avec Yvette d’aller à Brécey, distant de 500 mètres de notre lieu de séjour. Nous n’avions pas effectué une centaine de mètres que nous tombions nez à nez avec une section allemande. Après avoir répondu à leur demande en leur indiquant la route de Saint-Hilaire, nous retournions précipitamment vers notre lieu d’accueil que nous ne quittions plus de la journée.

Notre informateur radio nous avait appris la contre-attaque allemande de Mortain16Regroupés à Rancoudray, les Allemands lancent une contre-offensive le 7 août 1944 au matin, réunissant sept divisions dont quatre Panzer. Cette opération, dite « Lüttich » (« Liège »), a comme objectif de percer vers Avranches et ainsi de pouvoir couper en deux les lignes américaines qui poursuivent leur pénétration en direction de la Bretagne. Bénéficiant de l’effet de surprise et du brouillard, les Allemands parviennent à reprendre Mortain. Mais, quelques heures plus tard, le soleil ayant eu raison du brouillard, les chasseurs bombardiers alliés entrent en action, causant de sérieux ravages dans les lignes allemandes. La tentative de contre-attaque allemande échoue grâce aussi à l’arrivée de renforts américains., dont le but était d’isoler les chars alliés qui, après avoir pris Avranches, tenaient le pont de Pontaubault.

Aux mains des Américains depuis quelques jours, Brécey pouvait devenir un objectif important pour arrêter les colonnes de chars et autres engins qui fonçaient vers Saint-Hilaire. Nous risquions alors de nous retrouver au cœur de la bataille.

La propriété de Mme Guédon était située au bord de la vallée de la Sée, entre les ponts des routes de Saint-Hilaire et de Ducey. Une piste d’atterrissage y avait été installée en un temps record, pour les avions légers, dont la mission était de renseigner l’artillerie. Cette piste était si courte qu’un de ces avions avait piqué le nez dans la rivière.

Un matin, une batterie de quatre canons fut installée dans cette prairie et tirait sans relâche dans la direction de Mortain. Devant l’intensité des tirs nous n’avons pu que plaindre ceux qui étaient à la réception, nous en connaissions les effets pour les avoir subis, en pleine nuit, à Sainte-Suzanne.

Un canon antichar pointé vers le bas du chemin, prêt à contrer la moindre incursion de chars ennemis[,] avait pris position en face de l’entrée de notre jardin, ce qui nous permit de tenir compagnie aux serveurs, malgré le danger que nous voulions ignorer. Nos nouveaux amis se précipitèrent à terre au passage d’une escadrille d’avions de chasse allemande. Nous[, nous] n’avions pas eu le temps de réagir et étions restés debout.

Dans la fin de l’après-midi tout ce monde disparut en un tour de main pour ne plus revenir.

C’est alors qu’en pleine nuit nous eûmes à subir un bombardement de l’aviation allemande. Que cherchait-elle ? Les ponts ou la batterie d’artillerie ? Malgré l’usage de fusées éclairantes l’échec fut total[,] les bombes tombant dans la plaine de la Sée. Une fois de plus nous nous étions mis à l’abri alors que le danger était passé. L’échec de la contre-attaque de Mortain se répandit comme une traînée de poudre. Il nous restait à ovationner les renforts qui descendaient vers le sud, non sans profiter au passage de leurs volées de cigarettes, de chocolats et de chewing-gums.

LE RETOUR À SAINT-LÔ

La défaite allemande de Mortain marqua la fin de la bataille dans le département.

La Libération paraissant enfin définitive, il nous fallait envisager le retour sur Saint-Lô. Si certains étaient déjà fixés sur l’état de leur habitation, celle-ci ayant été détruite lors des bombardements du 6 juin, nous qui étions partis en laissant la nôtre dans son intégralité, nous nous interrogions sur l’état [dans lequel] elle [s]erait après la terrible bataille qui s’était déroulée pour la prise de la ville.

Notre retour eut lieu vers le 20 août. Il s’effectua beaucoup plus rapidement et plus calmement qu’à l’aller.

Un Américain accepta de nous prendre en charge avec nos brouettes, dans son GMC17Camion américain 6x6., alors qu’il remontait à vide vers la région cherbourgeoise, zone d’approvisionnement des armées alliées.

Si la région Brécey – Villedieu était très épargnée[,] il n’en était pas de même de Percy à Saint-Lô. Quelle vision apocalyptique ! Percy18Les Allemands, pris sous l’étau des Américains et de leur opération Cobra, tentent de résister dans le village de Percy. La poche se referme autour d’eux. Du 29 juillet au 2 août la bataille fait rage : les tirs d’artillerie, les bombardements des Alliés font que le village est libéré, mais en ruines. et Villebaudon19Dans la foulée de l’opération Cobra, et pour tenter d’empêcher les Allemands de se renforcer, la 2e DB Division Blindée américaine a pour objectif la prise de Villebaudon. La bourgade subit de violents tirs d’artillerie du 27 au 28 juillet 1944., situés dans la dernière zone des combats[,] avaient été terriblement éprouvés, une bataille féroce s’était déroulée dans ces deux bourgades, très facilement défendables compte tenu des collines les environnant. De nombreuses victimes civiles avaient été dénombrées dans ces deux communes.

Quant à Saint-Lô, bombardé dès le 6 juin, ayant subi pendant un mois les affres de la bataille terrestre, il était pratiquement anéanti. C’est donc avec une relative satisfaction que nous retrouvions notre habitation seulement détruite à 50 %.

Le premier travail fut de dégager les pièces qui paraissaient utilisables et d’en évacuer les gravats. Les fenêtres furent colmatées avec du carton bitumé en guise de carreaux. Mon père remit en état sa forge en récupérant ici et là des tôles et autres matériaux éparpillés dans la cour, dont quelques outils ; il put ainsi très rapidement répondre à la demande des agriculteurs dont les chevaux n’avaient pas été ferrés depuis le début de l’exode.

Malgré l’inconfort, nous étions à l’abri et c’est ainsi que se passe le très dur hiver 44-45. C’est dans cet habitat précaire et à tous les vents, sans chauffage, sans carreaux[,] que ma mère [a] dû soigner, par deux fois, une congestion pulmonaire.

CONSTATATIONS

Alors que chaque jour nous révélait les noms de nouvelles victimes, bien connues en général, nous les apprenions sans émotion particulière, dans la quasi-indifférence.

Est-ce le fait d’avoir échappé plusieurs fois à la mort qui nous avait traumatisés au point d’évacuer toute compassion ? Nous étions vivants, le reste paraissait secondaire.

Cette libération que nous attendions depuis 4 ans nous l’avions imaginée joyeuse, convaincus que le débarquement inévitable se passerait loin de nos plages.

Si peu préparés à vivre au milieu d’une telle épreuve, nous n’avions jamais pensé à un pareil carnage tant civil que militaire. Tous ces morts, ces blessés souvent à vie, ces destructions massives, étaient-[ils] militairement indispensables ? La question reste posée 50 ans après.

La vie a repris petit à petit, malgré tout, car il a fallu vivre pendant 20 ans dans une ville en pleine reconstruction. Le traumatisme est resté vivace très longtemps et le souvenir est demeuré fidèle, au point que ce récit est le fruit de la mémoire, sans référence à des écrits.

Les familles Le Bas Léon, Le Bas Charles, Le Lévrier Gaston ont traversé cette tragédie sans un accroc, la chance ne les ayant jamais abandonnées.

Un hommage particulier est adressé à notre cousin René dont la force et le courage nous furent très précieux tout au long de ce dangereux périple.

  • 1. Peu de temps après leur arrivée à Saint-Lô, les occupants organisèrent, le 12 août 1940, une cérémonie au théâtre de la ville. Londres, probablement avertie de la manifestation, envoya ses avions. Les fusées incendiaires ne tombèrent pas sur l’objectif escompté, mais sur des maisons rue de la Marne et des Menuyères.
  • 2. Afin d’expliquer l’importance stratégique de Saint-Lô, citons ici le témoignage de Bernard Henry, résidant dans les alentours de la ville. En observant sa carte, il note : « Soudain, comme un éclair, l’effrayante réalité traversa mon esprit. Je voyais la ville que j’habitais, telle une araignée cramponnée au centre de sa toile – une toile dont les rayons étaient les six routes qui y convergeaient, six routes qui, d’un instant à l’autre, pouvaient devenir des artères stratégiques de première importance […]. La ville, et peut-être d’autres encore, allait payer cher la libération tant attendue, allait mourir, pour que d’autres villes françaises puissent continuer à vivre. Ce nœud routier devait disparaître, devenir une barrière, un obstacle pour retarder les renforts motorisés allemands dans leur course vers la tête de pont. La catastrophe qui s’était produite si brutalement, à 8 heures, n’était qu’un sinistre avertissement. Le pire devait encore arriver… » (B. HENRY, Un ermite en exil, Paris, A. Fayard, 1947, p. 18).
  • 3. Défense Contre Avion : défense antiaérienne.
  • 4. Cette centrale électrique, en alimentant une bonne partie de la Manche, est un point névralgique. Quatre avions américains se chargent de la détruire en cette matinée du 6 juin.
  • 5. La Feldkommandantur est le nom donné au siège départemental de l’administration allemande. Ainsi à Saint-Lô est présente la FK 722, à Caen la FK 723 et à Alençon la FK 916.
  • 6. La rue du 80ème RIT, qui existe encore aujourd’hui à Saint-Lô, fait référence au 80e Régiment d’Infanterie Territorial. Ce RIT était, lors de la Première Guerre mondiale, une formation militaire d’hommes allant de 34 à 49 ans, considérés comme trop âgés pour rejoindre un régiment de première ligne.
  • 7. Souvent le narrateur utilise un imparfait là où il faudrait, selon l’usage, un passé simple indiquant une action ponctuelle et définitivement achevée. L’imparfait s’utilise dans la narration au passé pour décrire des lieux et des personnes, des actions habituelles ou répétitives ou bien des actions inscrites dans la durée. Cet usage étrange de l’imparfait chez Le Bas est symptomatique de la difficulté qu’éprouve le narrateur à tourner définitivement la page de son passé : les souvenirs de guerre sont encore trop vifs dans sa mémoire, toujours actuels.
  • 8. La Défense Passive (DP) est une organisation créée durant la guerre afin d’assurer la protection des civils. Une fois le débarquement effectué, la DP se charge notamment des réfugiés, d’organiser le repli des civils ou bien encore de trouver de la nourriture.
  • 9. Les bombardements jettent des milliers de Bas-Normands sur les routes de l’exode. Tout au long de cet été, routes et chemins seront pris d’assaut par ces civils qui, sous la contrainte ou non, quittent le champ de bataille. Quelques jours, quelques semaines durant, la marche les amène dans des zones éloignées de tout combat. Dormir dans une cave, dans un hangar, dans une étable devient chose courante, et les conditions d’alimentation ne sont guère meilleures, malgré « l’entraide » offerte chez les agriculteurs rencontrés. Les 6 et 7 juin, de nombreuses villes sont dévastées. La population, surprise pour la plupart, prend d’elle-même l’initiative de s’éloigner du centre, de partir à la campagne. Une deuxième raison pousse, en cet été 1944, la population bas-normande à prendre la route de l’exode : l’angoisse de l’attente liée à l’approche des combats. Une dernière cause est à mentionner afin d’expliquer le départ. Les Allemands, soucieux de disposer de la marge de manœuvre la plus grande possible, ordonnent aux populations civiles de quitter les lieux. Au fur et à mesure de leur repli les forces allemandes poussent ainsi les habitants sur les routes de l’exode. Une majeure partie des civils quittant leur domicile y sont contraints. L’exode a vu partir des milliers de Bas-Normands. Des familles entières se déplacent, emportant avec elles, à pied ou en voiture à cheval, très peu de choses. Beaucoup de ces réfugiés suivent les itinéraires définis à l’avance par les autorités de Vichy. Dans la Manche, c’est ainsi que seront mis en place trois itinéraires conduisant vers l’Ille-et-Vilaine et la Mayenne. Julien Le Bas parcourt le début de « l’itinéraire Centre ».
  • 10. Vin apéritif aromatisé.
  • 11. Située à quelques kilomètres au sud de Saint-Lô, Sainte-Suzanne-sur-Vire devient rapidement une position défensive pour les Allemands, un véritable poste d’observation permettant de relever le mouvement des troupes adverses. Toutes ces positions défensives permettent aux Allemands de contenir les forces alliées.
  • 12. Ce réseau, essentiellement composé de postiers, se constitue à la fin de l’année 1940. Du renseignement auprès des Alliés (sur les défenses allemandes et les mouvements de troupes), le réseau, à partir du 5 juin 1944, passe aux sabotages, notamment des installations téléphoniques allemandes. C’est dans une ferme située sur la commune de Beaucoudray que, le 14 juin 1944, les Allemands interpellent onze membres du groupe de résistance des PTT. Ils seront fusillés le lendemain.
  • 13. Embourbés dans une « guerre des haies », les stratèges américains entreprennent une opération afin de percer une brèche dans la ligne défensive allemande. Cette opération, qui débute le 25 juillet 1944, a comme nom de code « Cobra ». Avant cette attaque, les Alliés procèdent à la stratégie habituelle du tapis de bombes.
  • 14. Expression ironique : ils firent en vérité tellement de bruit que…
  • 15. Ce centre n’est pas situé à Brécey mais près du village.
  • 16. Regroupés à Rancoudray, les Allemands lancent une contre-offensive le 7 août 1944 au matin, réunissant sept divisions dont quatre Panzer. Cette opération, dite « Lüttich » (« Liège »), a comme objectif de percer vers Avranches et ainsi de pouvoir couper en deux les lignes américaines qui poursuivent leur pénétration en direction de la Bretagne. Bénéficiant de l’effet de surprise et du brouillard, les Allemands parviennent à reprendre Mortain. Mais, quelques heures plus tard, le soleil ayant eu raison du brouillard, les chasseurs bombardiers alliés entrent en action, causant de sérieux ravages dans les lignes allemandes. La tentative de contre-attaque allemande échoue grâce aussi à l’arrivée de renforts américains.
  • 17. Camion américain 6x6.
  • 18. Les Allemands, pris sous l’étau des Américains et de leur opération Cobra, tentent de résister dans le village de Percy. La poche se referme autour d’eux. Du 29 juillet au 2 août la bataille fait rage : les tirs d’artillerie, les bombardements des Alliés font que le village est libéré, mais en ruines.
  • 19. Dans la foulée de l’opération Cobra, et pour tenter d’empêcher les Allemands de se renforcer, la 2e DB Division Blindée américaine a pour objectif la prise de Villebaudon. La bourgade subit de violents tirs d’artillerie du 27 au 28 juillet 1944.
Numéro de classement: 
30
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