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Introduction. La Seconde Guerre mondiale racontée par des témoins toscans

Par 
Viviana AGOSTINI-OUAFI

La guerre en Toscane, par rapport aux autres régions italiennes du Centre et du Nord, ne se déroule pas d’une façon très différente jusqu’à ce que le front arrive sur ses terres pour s’y installer pendant plusieurs mois, notamment de juin à octobre 1944, d’abord dans les collines et les plaines, puis le long des montagnes des Apennins. Avant le 8 septembre 1943, surtout les difficultés de la vie quotidienne, liées au rationnement des vivres, à l’absence des soldats partis loin sur les fronts de guerre – source constante d’inquiétude pour les familles – marquent et rythment les événements narrés dans les mémoires et les journaux intimes. Après l’armistice du 8 septembre en revanche, comme on le constate aussi dans ces récits autobiographiques, ce sont l’occupation allemande de la région, la menace de l’enrôlement forcé des jeunes et des anciens soldats dans les rangs de la République sociale italienne (la RSI de Salò), les rafles systématiques de réfractaires, résistants et juifs, la montée rapide des prix, les pénuries alimentaires et le marché noir qui font prendre davantage conscience du grave durcissement de la situation.

Dès le printemps 1944, alors que le front est encore positionné sur la Ligne Gustave du Mont-Cassin, on enregistre déjà des exécutions de civils toscans (hommes et femmes mais aussi vieillards et enfants) visant à combattre, par le principe de la terreur préventive, toute réaction des populations locales contre l’armée de la Wehrmacht et à décourager toute aide que ces populations pourraient apporter à la Résistance1Cf. M. Battini, P. Pezzino, Guerra ai civili. Occupazione tedesca e politica del massacro. Toscana 1944, Venise, Marsilio, 1997.. Dans ces terrains montagneux, très boisés et d’accès difficile, la présence de « bandits » armés et hostiles commence à constituer pour les Allemands une véritable menace2Cf. l’ouvrage collectif La Resistenza in Toscana. Atti e studi dell’Istituto Storico della Resistenza in Toscana, Florence, La Nuova Italia, 1968 ; I. Biagianti, « Antifascismo, resistenza e stragi nell’aretino », in Guerra di sterminio e resistenza, I. Tognarini (éd.), Naples, E.S.I., 1990, p. 175-186 ; G. Petracchi, Alleati e patrioti sulla linea gotica, 1943-1945, Milan, Mursia, 1995 ; I giorni della Nostra Storia. Testimonianze sulla società toscana dalla Resistenza alla Liberazione, R. Cavallini, L. Tassinari (éd.), Florence, Editrice La Mandragora, 1997 ; sur l’engagement des femmes dans la Résistance toscane, cf. P. Gabrielli, L. Gigli, Arezzo in guerra. Gli spazi della quotidianità e la dimensione pubblica, Rome, Carocci, 2006, p. 165-209.. Ainsi des massacres des civils sont-ils de plus en plus perpétrés en Toscane par les troupes d’occupation et les fascistes le long de celle que les Allemands ont appelé d’abord la Ligne Gothique, puis la Ligne Verte I3Elle est rebaptisée ainsi en mai 1944 pour des raisons symboliques et de propagande (cf. M. Tarassi, « La Linea Gotica in provincia di Firenze », in Paesaggi della memoria. Itinerari della Linea Gotica in Toscana, Milan, Touring Editore, 2005, p. 29).. En effet, en prévision d’une défaite à Cassino et de la successive prise de Rome par les Américains, qui aura lieu de fait le 4 juin 1944, les Allemands ont conçu le dessein d’opposer une farouche résistance aux troupes alliées sur les crêtes des Apennins entre la Toscane et l’Émilie-Romagne4Cf. A. Montemaggi, La Linea Gotica, Rome, Edizioni Civitas, 1990 ; L. Casella, The european war of liberation : Tuscany and the Gothic Line, Florence, La Nuova Europa Editrice, 1983.. Il s’agit de 320 kilomètres, s’étendant de la côte tyrrhénienne et des Alpes Apuanes (Massa et Carrare) jusqu’à la côte adriatique des Marches (Pesaro), ponctués de fortifications (bunkers, tranchées, postes de tir…). Comme pour le Mur de l’Atlantique, c’est l’organisation du travail allemande, la Todt, qui est chargée de gérer ce très vaste chantier dont le but est d’empêcher les Alliés de déferler dans la plaine du Pô et donc de conquérir le Nord de l’Italie.

Le maréchal allemand Kesselring, appuyé par Hitler, et contre l’avis du général Rommel, se charge de cette stratégie défensive à outrance que les historiens définissent comme une « retraite agressive »5I. Tognarini, « Popolazioni e Linea Gotica », in Paesaggi della memoria, op. cit., p. 14. et qui a été clairement décrite dans des documents officiels rédigés chaque jour par la Wehrmacht6G. Spini, « La Linea Gotica : una guerra nella guerra », ibid., p. 9.. Grâce à cette stratégie, les représailles des nazis contre les civils sans défense, en tant que réactions « légitimes » de l’occupant aux actions violentes des « bandits » qui sévissent dans les montagnes, tendent à s’imposer dans la mémoire collective traumatisée comme une variante justifiée du massacre. L’historiographie a en revanche démontré que dans plusieurs occasions les exécutions de civils n’avaient pas été précédées d’actions de la Résistance7E. Droandi démontre par exemple, grâce aux documents des troupes anglo-américaines consultés, que certaines représailles accomplies contre des civils près de San Giustino Valdarno le 6 juillet 1944 ont été « causées » par une action de guerre due aux parachutistes de l’armée britannique (Le stragi del 1944 nella toscana orientale, Cortona, Calosci Editore, 2006, p. 59-61) et il rappelle par ailleurs que certains massacres (comme celui de Moggiona, ibid., p. 95-97) n’ont pas leur origine dans des attentats anti-allemands. L’exemplarité effrayante de la tuerie est un but en soi, pour faciliter dans la retraite la survie des soldats allemands, fatigués, exaspérés et pris de panique.. Le débat est toujours très vif et ouvert sur cette question qui, comme le soulignent plusieurs historiens et comme on le constate aussi dans certains de nos récits toscans, ne constitue pas dans cette région un clivage strict entre droite et gauche, entre opposition et solidarité à la Résistance, mais plutôt une critique locale des agissements de certaines formations de résistants qui auraient provoqué la réaction de l’ennemi sans intervenir ensuite pour bloquer le massacre8Cf. à ce sujet P. Gabrielli, Scenari di guerra, parole di donne. Diari di donne nell’Italia della seconda guerra mondiale, Bologne, Il Mulino, 2007, p. 55-56. Cf. aussi I. Tognarini, « Prefazione », in Don C. Mattesini, Guerra e pace [1977], Introd. A. Brezzi, Stia (Ar), Comune di Poppi – Edizioni Fruska (Quaderni della Rilliana ; 25), 2003, p. 7-8.. S’agissant d’une guerre contre l’occupant, guerre dans laquelle une faction politique militarisée de la population italienne, les fascistes, collabore activement avec les troupes ennemies, il est presque impossible de marquer une limite claire entre combattants – soldats ou résistants – et population inoffensive : cette guerre d’occupation est aussi une guerre civile.

Les conséquences de la présence de la Ligne Gothique en Toscane sont d’autant plus graves pour les habitants de la région que le front de guerre, qui initialement avance très vite de Rome vers Florence, connaît un important ralentissement en juillet (Florence sera libérée le 11 août), puis sa progression enregistre un arrêt de plusieurs mois sur les cols et les crêtes des montagnes (Bologne, de l’autre côté de la Ligne Gothique et de la Ligne Verte II, ne sera libérée que le 21 avril 1945). Le mauvais temps a en effet empêché l’armée américaine lourdement équipée d’être convenablement ravitaillée en munitions pendant l’attaque de septembre censée soulager le front britannique très meurtrier de Rimini : elle a ainsi essuyé beaucoup de pertes (au moins 2000 hommes entre morts et blessés) sans réussir, après avoir franchi le col de la Futa, sa descente vers Bologne9Mais le cimetière allemand de la Futa, lui, compte 31 000 tombeaux et il ne s’agit que des morts confirmés tombés dans les combats entre la Toscane et l’Émilie (cf. G. Spini, «La Linea Gotica: una guerra nella guerra», ibid., p. 9-10). La « retraite agressive » n’est donc pas un choix stratégique moins suicidaire pour les soldats de l’armée germanique.. Les explications de ces retards dans la libération de la Toscane puis de l’Émilie-Romagne sont multiples. La 8e armée britannique arrivée dans le Chianti trouvera des difficultés imprévues posées par la défense allemande10Cf. la synthèse de la « bataille de Florence » que propose Marta Baiardi dans son introduction à C. Benaim, E. Rosselli, V. Supino, Memorie di guerra e di persecuzione. Tre generazioni a confronto (Firenze1943-1944), M. Baiardi (éd.), Florence, Consiglio regionale della Toscana (Edizioni dell’Assemblea ; n° 61), 2012, p. 19-28., elle arrivera à libérer plus tôt, le 4 août, la rive gauche de Florence mais, comme nous le relatent plusieurs témoignages florentins, toute la partie sur la droite de l’Arno, donc le centre ville avec ses monuments les plus célèbres, subira un siège très dur et assez lourd de conséquences : des dégâts importants pour des vieux quartiers datant du Moyen Âge minés par les Allemands dans les Lungarni ainsi que la destruction de tous les ponts (à l’exception du Ponte Vecchio)11Entre autres, après avoir abandonné la rive gauche de l’Arno, les Allemands avaient positionné leurs canons sur les collines au Nord de la ville, prêts à la bombarder même violemment pour empêcher l’avancée des Alliés.. En fait, la raison principale de ce retard est l’ouverture du front de guerre de la Provence, avec l’opération de débarquement Anvill, qui va faire déplacer sur ce nouveau terrain de bataille – via les ports de Livourne et de Naples – des troupes de la 5e armée américaine et de la 8e armée britannique, ainsi que le corps d’expédition français qui avait participé à la libération de Sienne le 3 juillet12Cf. E. Droandi, La battaglia per Arezzo : 4-20 luglio 1944, Arezzo, Luciano Landi Editore, 1984, p. 75.. Grosseto est la première ville toscane libérée le 15 juin. Suivent Sienne, Arezzo le 16 juillet, Florence, alors que Lucques, Pise et Pistoia ne le seront que début septembre. Massa et Carrare en revanche ne seront libérées, elles, qu’au printemps 1945.

Pendant ce temps les populations civiles sont sous pression car les hommes valides, s’ils ne souhaitent pas se joindre aux troupes de la RSI fidèles à Mussolini, doivent aller travailler avec la Todt en faisant parfois l’objet, au hasard des situations, de représailles sanglantes. Beaucoup de ces hommes seront faits prisonniers et déportés au moment des combats à proximité de la Ligne Gothique. Seulement dans la première vallée de l’Arno, le Casentino, 250 hommes environ seront emmenés début août 1944 pour travailler en Allemagne. Des témoignages nous racontent cet exil forcé qui pour certains des hommes déportés sera fatal. À cause du nombre très élevé de réfugiés qui avaient cru trouver dans cette vallée isolée un havre de paix loin des villes bombardées (Arezzo par exemple est à ce moment-là presque déserte13Cf. E. Droandi, Arezzo distrutta 1943-1944, Cortona, Calosci Editore, 1995, p. 137 : on estime à une centaine d’habitants la population de la ville d’Arezzo fin avril 1944. En tant que centre routier et ferroviaire névralgique, elle avait commencé dès décembre 1943 à subir une série de lourds bombardements alliés.), on ne saura probablement jamais combien ont succombé à cette épreuve. Dans le même temps les habitants de villages entiers, situés aux alentours de la Ligne Gothique, comme le relatent d’autres récits, sont évacués par la police allemande et les soldats de la Wehrmacht, en camions ou à pied, et emmenés de la Toscane en Émilie-Romagne. L’exode pousse sur les routes du Nord de l’Italie des femmes, des enfants et des vieillards qui seront touchés par les combats, les maladies, les représailles, les problèmes de ravitaillement. Les réfugiés, partout où ils se trouvent, seront confrontés aussi à la rencontre avec les troupes alliées, très hétérogènes et multiculturelles : Américains, Anglais, Canadiens, Australiens, Néo-Zélandais, Indiens, Sud-Africains, etc. La collaboration entre les Alliés et les résistants sur la Ligne Gothique n’est pas moins intéressante au plan historique14Sur l’aide par exemple des populations locales et des résistants aux anciens prisonniers britanniques échappés après le 8 septembre 1943 des camps de concentration de Toscane, cf. R. Absalom, « A strange alliance. Aspects of escape and survival in Italy – 1943/1945 », Accademia colombaria, Studi CXX, Firenze, Olschki, 1991.. Ce sont du reste les patriotes et les résistants qui libèrent certaines villes toscanes, comme Florence ou Arezzo, juste avant l’arrivée des troupes anglo-américaines.

Les récits que nous avons choisi de publier dans cette première section narrative toscane du site web nous offrent un aperçu varié et emblématique de la Seconde Guerre mondiale telle qu’elle s’est déroulée dans cette région de l’Italie du Centre. Pour que chaque récit soit complété et enrichi par les autres récits, en donnant ainsi à une histoire narrative individuelle une dimension pour l’essentiel collective et épique, nous avons privilégié un territoire géographique circonscrit mais représentatif. Ce territoire va de Florence à Arezzo, du Pratomagno aux Apennins de la Toscane et de la Romagne, du Casentino aux vallées limitrophes (Valdarno, Valtiberina), en suivant les narrateurs même au-delà de certains cols des Apennins et de la Ligne Gothique, jusqu’à Forlì et Sarsina. Cette guerre est racontée par des témoins nés en Toscane ou résidants dans la région à l’époque des faits : c’est la guerre dramatique vécue par les civils (enfants, personnes âgées et femmes en particulier), mais aussi la guerre difficile vécue par les hommes en tant que soldats, résistants et travailleurs forcés, sur place avec la Todt ou bien déportés en Allemagne.

Il s’agit de récits autobiographiques oraux relativement récents, d’abord enregistrés puis transcrits : c’est la performance de l’enregistrement qui est récente, mais il s’agit en vérité de conteurs, Gilberto Giannotti, Natale Agostini et Donato Canaccini, qui n’ont jamais arrêté de raconter l’histoire qu’ils ont vécue pendant la guerre15Ces conteurs sont à présent tous les trois décédés. Dorénavant nous ferons suivre le nom du narrateur par le chiffre indiquant, entre parenthèses, la lecture progressive conseillée des récits toscans. Gilberto Giannotti (1), Natale Agostini (2), Donato Canaccini (3).. Nous avons aussi des récits écrits dans le feu de l’action (des journaux notamment) et des mémoires de différentes époques organisés selon des thèmes précis ou suivant un développement chronologique. Étant donné la longueur de tous ces documents écrits, nous n’en proposons que des extraits plus ou moins longs, jamais les textes dans leur intégralité16Nous signalons néanmoins en note, chaque fois qu’une édition intégrale de ces textes a déjà été publiée en Italie, les références bibliographiques complètes. Comme notre objectif est de faire connaître ces témoignages à l’étranger et dans d’autres langues, nous avons privilégié les morceaux les plus représentatifs..

Les documents écrits recueillis par Patrizia Gabrielli proviennent de l’Archivo Diaristico Nazionale de Pieve Santo Stefano (situé dans la province d’Arezzo)17Sur ces archives autobiographiques toscanes, cf. les remarques de Philippe Lejeune dans son ouvrage Pour l’autobiographie. Chroniques, Paris, Éditions du Seuil, 1998, p. 34-40. et sont tous rédigés par des femmes : les mémoires de Tosca Ciampelli (récit n° 4) et le journal de Nanda Belli (n° 5) racontent la guerre dans les montagnes du Casentino, à Badia Prataglia, les bombardements et les exécutions sommaires de civils et résistants, l’amour, la peur et la mort, puis l’exode forcé des habitants de ce village de l’Apennin toscan, proche du col des Mandrioli, vers la Romagne, terre amère d’exil18Cf. à ce sujet E. Cortesi, 1940-1945 : la provincia di Forlì in guerra. L’odissea degli sfollati. Il Forlivese, il Riminese e il Cesenate di fronte alla sfollamento di massa, Cesena, Il Ponte Vecchio, 2003. ; Perla Cacciaguerra (n° 6) narre dans son journal la vie d’une jeune fille bourgeoise dans une villa occupée par les Allemands, en pleine campagne toscane entre Arezzo et Florence ; Maria Alemanno (n° 7), Margherita Biagini (n° 8) et Marisa Corsellini (n° 9) décrivent dans leurs journaux la vie à Florence sous l’occupation, puis ce qui se passe lors de la bataille pour la prise de la ville : le siège et les bombardements des Alliés, les mines allemandes qui explosent dans le cœur de la ville, les évacuations forcées, le manque d’eau et d’électricité, les pénuries alimentaires, la mort qui guette et frappe, la perte des repères mémoriels et identitaires, la ressource salutaire de l’écriture de soi. Tous les autres documents, écrits ou oraux, sont l’œuvre d’hommes et leurs sources sont multiples : l’Istituto storico della Resistenza de Arezzo pour l’entretien de Tiziana Nocentini avec le résistant Donato Canaccini ; une collection privée du haut Casentino, celle de Gianni Ronconi, pour les mémoires du travailleur déporté Gilberto Giannotti ; le Centro studi guerra e resistenza de Poppi pour l’entretien d’Urbano Cipriani avec le soldat Natale Agostini et pour les mémoires de Don Cristoforo Mattesini (n° 10), curé de campagne dans un village, Lierna, situé près de la Ligne Gothique19Nombreux sont en effet les témoignages des hommes d’Église, qui sont d’une part engagés dans la défense de leurs paroissiens, très souvent victimes – avec eux – de la retraite agressive allemande et fasciste, et d’autre part tenus, dans les monastères notamment, de rédiger une chronique journalière. Cf. par exemple Don Antonio Buffadini, Diario di guerra [1946], Don Giuseppe Maria Cacciamani, Liber Chronicus del Monastero di Camaldoli, in Casentino in fiamme (1943-1944), M. Meschini (éd.), Stia, Edizioni Fruska, 2005. Le prix payé par les hommes d’Église en Toscane est très élevé : rien que dans la province de Lucques, avec les 1157 civils tués dans les représailles et les 302 résistants tombés au combat, on compte 28 prêtres et religieux tués (cf. D. Papini, La Linea Gotica in provincia di Lucca, in Paesaggi della memoria, op. cit., p. 22). Cf. aussi l’ouvrage collectif Il clero toscano nella Resistenza. Atti del Convegno di Lucca, 4-5-6 aprile 1975, Florence, La Nuova Europa, 1975..

Le récit d’ouverture est celui de Gilberto Giannotti qui, avec des anecdotes à l’ironie cinglante, dans le sillage de la tradition orale toscane, nous raconte l’enthousiasme que l’entrée en guerre soulève chez les fascistes en 1940, puis sa joie lors de la chute de Mussolini le 25 juillet 1943 et le sauve-qui-peut assez pénible du 8 septembre 1943. Mais il nous raconte surtout comment lui et un groupe de ses amis se retrouvent prisonniers des Allemands début août 1944 et sont emmenés dans un camp à Ludwigshafen, près de Mannheim, où ils travaillent dans une usine, puis chez les paysans pour échapper aux lourds bombardements alliés. Le destin des jeunes de la vallée déportés en Allemagne est inversement symétrique de celui du soldat Natale Agostini qui, fait prisonnier par les Slaves le 8 septembre 1943, réussit à se sauver début novembre, pour être aussitôt déporté par les soldats de la Wehrmacht en Allemagne où les paysans, huit mois après, l’aident à s’enfuir de façon rocambolesque. Rentré dans son village natal au moment même du passage du front de guerre il évite une nouvelle déportation, à la différence de Gilberto, en fuyant au sud des lignes ennemies. Il est fait prisonnier par les Américains et immédiatement embarqué, étant aviateur, sur les forteresses volantes. Le voilà alors en train de bombarder l’Allemagne nazie tout en sachant, puisqu’il y était deux mois auparavant, qu’en bas il y a surtout des femmes, des enfants, des vieillards et beaucoup de prisonniers de guerre20Sur les multiples destins des soldats italiens après le 8 septembre 1943, cf. A. Bistarelli, La storia del ritorno. I reduci italiani del secondo dopoguerra, Turin, Bollati Boringhieri, 2007, notamment p. 21-44 ; cf. aussi le numéro monographique de la revue de Bergame Studi e Ricerche di storia contemporanea, A. Bendotti, E. Valtulina (éd.), Internati, prigionieri, reduci. La deportazione militare italiana durante la seconda guerra mondiale, N° 51, 1999 et C. Pavone, « Les anciens combattants italiens de la Deuxième Guerre mondiale », in A. Wahl (éd.), Mémoire de la Seconde Guerre mondiale. Actes du colloque de Metz, 6-8 oct. 1983, Metz, Centre de recherche histoire et civilisation de l’Europe occidentale de l’université de Metz, 1984.. Ses bombes ont-elles frappé l’usine où se trouvent Gilberto et les autres jeunes de sa vallée ? Combien d’innocents a-t-il dû sacrifier pour libérer l’Europe du nazisme ?

Dans cette guerre totale où la distinction ami/ennemi se fait particulièrement floue dans les airs et sur terre, avoir la vie sauve est une question de chance et de rencontres. Et pour compliquer les choses, toutes les bonnes rencontres ne se rangent pas, d’une façon manichéenne, rassurante et simpliste, du même côté… C’est ce que Gilberto répète constamment aux autres travailleurs forcés, c’est ce que Natale rappelle sans cesse à son intervieweur, c’est aussi la conviction profonde du résistant Donato Canaccini. Le récit de ce dernier échappe à toute rhétorique d’héroïsme. Très âgé lorsqu’il raconte son épopée sincère d’insoumis et d’indigné, Donato nous offre le portrait émouvant d’un être humain libre qui estime avoir fait dans sa jeunesse juste le peu qu’il a pu : ayant pendant la Résistance la mission d’approvisionner son groupe, il avoue avoir fait manger à ses compagnons de lutte surtout des châtaignes ! Mais sa voix semble se fêler lorsqu’il évoque l’un de ses amis russes, celui qu’il appelle fraternellement en italien Sergio, mort à ses côtés dans un maquis du Pratomagno quand les Allemands, craignant partout la présence des résistants, tiraient au hasard sur tous les fourrés. On découvre alors au fil de ces récits que la Toscane, la terre de Dante et de Pétrarque, de Michelangelo et de Léonard de Vinci… a été libérée par les Toscans mais aussi par maints étrangers, non seulement par des résistants aux origines les plus variées et par des soldats anglo-américains, mais aussi par ces hommes « au turban sur la tête et à la boucle d’oreille au nez », qui ont fait tellement peur à Tosca Ciampelli à cause de leur étrange accoutrement21Ils étaient enrôlés dans la 8e armée réunissant les forces du Commonwealth Britannique. Deux cimetières sont consacrés spécifiquement aux Indiens et aux Gurkhas, celui de Forlì (1264 morts) et celui de Rimini (790 morts). Cf. à ce sujet G. Spini, « La Linea Gotica : una guerra nella guerra », op. cit., p. 9..

La polyphonie de ces récits, la variété des points de vue, la spontanéité et la sincérité des propos des narrateurs – que nous n’avons jamais soumis à censure –, les chagrins et les joies qu’ils nous racontent, avec la simplicité qu’ont la langue et le regard du peuple, nous offrent un panorama poignant et vrai d’une tragédie collective mondiale. Cette tragédie nous n’avons pas le droit de l’oublier si nous voulons continuer à vivre dans une Europe démocratique, pacifique et ouverte à l’étranger, étranger vis-à-vis duquel nous avons une dette insolvable puisqu’il nous a aidés à reconquérir la paix et la liberté perdues.

  • 1. Cf. M. Battini, P. Pezzino, Guerra ai civili. Occupazione tedesca e politica del massacro. Toscana 1944, Venise, Marsilio, 1997.
  • 2. Cf. l’ouvrage collectif La Resistenza in Toscana. Atti e studi dell’Istituto Storico della Resistenza in Toscana, Florence, La Nuova Italia, 1968 ; I. Biagianti, « Antifascismo, resistenza e stragi nell’aretino », in Guerra di sterminio e resistenza, I. Tognarini (éd.), Naples, E.S.I., 1990, p. 175-186 ; G. Petracchi, Alleati e patrioti sulla linea gotica, 1943-1945, Milan, Mursia, 1995 ; I giorni della Nostra Storia. Testimonianze sulla società toscana dalla Resistenza alla Liberazione, R. Cavallini, L. Tassinari (éd.), Florence, Editrice La Mandragora, 1997 ; sur l’engagement des femmes dans la Résistance toscane, cf. P. Gabrielli, L. Gigli, Arezzo in guerra. Gli spazi della quotidianità e la dimensione pubblica, Rome, Carocci, 2006, p. 165-209.
  • 3. Elle est rebaptisée ainsi en mai 1944 pour des raisons symboliques et de propagande (cf. M. Tarassi, « La Linea Gotica in provincia di Firenze », in Paesaggi della memoria. Itinerari della Linea Gotica in Toscana, Milan, Touring Editore, 2005, p. 29).
  • 4. Cf. A. Montemaggi, La Linea Gotica, Rome, Edizioni Civitas, 1990 ; L. Casella, The european war of liberation : Tuscany and the Gothic Line, Florence, La Nuova Europa Editrice, 1983.
  • 5. I. Tognarini, « Popolazioni e Linea Gotica », in Paesaggi della memoria, op. cit., p. 14.
  • 6. G. Spini, « La Linea Gotica : una guerra nella guerra », ibid., p. 9.
  • 7. E. Droandi démontre par exemple, grâce aux documents des troupes anglo-américaines consultés, que certaines représailles accomplies contre des civils près de San Giustino Valdarno le 6 juillet 1944 ont été « causées » par une action de guerre due aux parachutistes de l’armée britannique (Le stragi del 1944 nella toscana orientale, Cortona, Calosci Editore, 2006, p. 59-61) et il rappelle par ailleurs que certains massacres (comme celui de Moggiona, ibid., p. 95-97) n’ont pas leur origine dans des attentats anti-allemands. L’exemplarité effrayante de la tuerie est un but en soi, pour faciliter dans la retraite la survie des soldats allemands, fatigués, exaspérés et pris de panique.
  • 8. Cf. à ce sujet P. Gabrielli, Scenari di guerra, parole di donne. Diari di donne nell’Italia della seconda guerra mondiale, Bologne, Il Mulino, 2007, p. 55-56. Cf. aussi I. Tognarini, « Prefazione », in Don C. Mattesini, Guerra e pace [1977], Introd. A. Brezzi, Stia (Ar), Comune di Poppi – Edizioni Fruska (Quaderni della Rilliana ; 25), 2003, p. 7-8.
  • 9. Mais le cimetière allemand de la Futa, lui, compte 31 000 tombeaux et il ne s’agit que des morts confirmés tombés dans les combats entre la Toscane et l’Émilie (cf. G. Spini, «La Linea Gotica: una guerra nella guerra», ibid., p. 9-10). La « retraite agressive » n’est donc pas un choix stratégique moins suicidaire pour les soldats de l’armée germanique.
  • 10. Cf. la synthèse de la « bataille de Florence » que propose Marta Baiardi dans son introduction à C. Benaim, E. Rosselli, V. Supino, Memorie di guerra e di persecuzione. Tre generazioni a confronto (Firenze1943-1944), M. Baiardi (éd.), Florence, Consiglio regionale della Toscana (Edizioni dell’Assemblea ; n° 61), 2012, p. 19-28.
  • 11. Entre autres, après avoir abandonné la rive gauche de l’Arno, les Allemands avaient positionné leurs canons sur les collines au Nord de la ville, prêts à la bombarder même violemment pour empêcher l’avancée des Alliés.
  • 12. Cf. E. Droandi, La battaglia per Arezzo : 4-20 luglio 1944, Arezzo, Luciano Landi Editore, 1984, p. 75.
  • 13. Cf. E. Droandi, Arezzo distrutta 1943-1944, Cortona, Calosci Editore, 1995, p. 137 : on estime à une centaine d’habitants la population de la ville d’Arezzo fin avril 1944. En tant que centre routier et ferroviaire névralgique, elle avait commencé dès décembre 1943 à subir une série de lourds bombardements alliés.
  • 14. Sur l’aide par exemple des populations locales et des résistants aux anciens prisonniers britanniques échappés après le 8 septembre 1943 des camps de concentration de Toscane, cf. R. Absalom, « A strange alliance. Aspects of escape and survival in Italy – 1943/1945 », Accademia colombaria, Studi CXX, Firenze, Olschki, 1991.
  • 15. Ces conteurs sont à présent tous les trois décédés. Dorénavant nous ferons suivre le nom du narrateur par le chiffre indiquant, entre parenthèses, la lecture progressive conseillée des récits toscans. Gilberto Giannotti (1), Natale Agostini (2), Donato Canaccini (3).
  • 16. Nous signalons néanmoins en note, chaque fois qu’une édition intégrale de ces textes a déjà été publiée en Italie, les références bibliographiques complètes. Comme notre objectif est de faire connaître ces témoignages à l’étranger et dans d’autres langues, nous avons privilégié les morceaux les plus représentatifs.
  • 17. Sur ces archives autobiographiques toscanes, cf. les remarques de Philippe Lejeune dans son ouvrage Pour l’autobiographie. Chroniques, Paris, Éditions du Seuil, 1998, p. 34-40.
  • 18. Cf. à ce sujet E. Cortesi, 1940-1945 : la provincia di Forlì in guerra. L’odissea degli sfollati. Il Forlivese, il Riminese e il Cesenate di fronte alla sfollamento di massa, Cesena, Il Ponte Vecchio, 2003.
  • 19. Nombreux sont en effet les témoignages des hommes d’Église, qui sont d’une part engagés dans la défense de leurs paroissiens, très souvent victimes – avec eux – de la retraite agressive allemande et fasciste, et d’autre part tenus, dans les monastères notamment, de rédiger une chronique journalière. Cf. par exemple Don Antonio Buffadini, Diario di guerra [1946], Don Giuseppe Maria Cacciamani, Liber Chronicus del Monastero di Camaldoli, in Casentino in fiamme (1943-1944), M. Meschini (éd.), Stia, Edizioni Fruska, 2005. Le prix payé par les hommes d’Église en Toscane est très élevé : rien que dans la province de Lucques, avec les 1157 civils tués dans les représailles et les 302 résistants tombés au combat, on compte 28 prêtres et religieux tués (cf. D. Papini, La Linea Gotica in provincia di Lucca, in Paesaggi della memoria, op. cit., p. 22). Cf. aussi l’ouvrage collectif Il clero toscano nella Resistenza. Atti del Convegno di Lucca, 4-5-6 aprile 1975, Florence, La Nuova Europa, 1975.
  • 20. Sur les multiples destins des soldats italiens après le 8 septembre 1943, cf. A. Bistarelli, La storia del ritorno. I reduci italiani del secondo dopoguerra, Turin, Bollati Boringhieri, 2007, notamment p. 21-44 ; cf. aussi le numéro monographique de la revue de Bergame Studi e Ricerche di storia contemporanea, A. Bendotti, E. Valtulina (éd.), Internati, prigionieri, reduci. La deportazione militare italiana durante la seconda guerra mondiale, N° 51, 1999 et C. Pavone, « Les anciens combattants italiens de la Deuxième Guerre mondiale », in A. Wahl (éd.), Mémoire de la Seconde Guerre mondiale. Actes du colloque de Metz, 6-8 oct. 1983, Metz, Centre de recherche histoire et civilisation de l’Europe occidentale de l’université de Metz, 1984.
  • 21. Ils étaient enrôlés dans la 8e armée réunissant les forces du Commonwealth Britannique. Deux cimetières sont consacrés spécifiquement aux Indiens et aux Gurkhas, celui de Forlì (1264 morts) et celui de Rimini (790 morts). Cf. à ce sujet G. Spini, « La Linea Gotica : una guerra nella guerra », op. cit., p. 9.
Numéro d'archivage:
  • Numéro: IN001
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