uri:/?q=fr/archive/journal-spécial/3887 filename=index.html@q=fr%2Farchive%2Fjournal-spécial%2F3887.html page=archive/journal-spécial/3887 Journal Spécial | Mémoires de guerre

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Journal Spécial

Par 
CIAMPELLI Tosca
Texte recueilli par Patrizia Gabrielli
Texte établi, présenté et annoté par Patrizia Gabrielli
Relecture Maud Chatelain

Tosca Ciampelli est née en 1924 à Badia Prataglia, province d’Arezzo. Elle a obtenu le certificat d’études primaires. Femme au foyer. Elle a écrit ses mémoires entre 1977 et 1978. Le texte manuscrit est arrivé à l’Archivio Diaristico Nazionale de Pieve Santo Stefano le 9 février 1989.

Ce furent les derniers jours passés à Civita Castellana, parce que le 8 septembre 1943, que j’appelais l’armistice fou18 septembre 1943. Le maréchal Pietro Badoglio annonça, par message radiophonique, l’armistice de Cassibile signé secrètement le 3 septembre entre l’armée italienne et l’armée alliée. L’armistice surprit les forces armées italiennes qui n’avaient reçu aucune directive à ce sujet, alors que le gouvernement, le roi, la cour et le haut commandement fuyaient de Rome vers Brindisi pour se mettre à l’abri sous la protection des Anglo-américains. Presque toute la péninsule tomba très vite sous l’occupation allemande. Une partie des troupes fut faite prisonnière et internée en Allemagne tandis que le reste des soldats se délitait et se dispersait pour tenter de rentrer chez eux. Une partie de ces hommes s’engagea dans la Résistance., approchait.

Avec la chute du fascisme, il y eut la dispersion de tous les soldats qui étaient restés en Italie.

Ils rentraient chez eux. Ils venaient de toutes parts. Ils jetaient leurs uniformes, et quand ils passaient dans nos maisons, on leur donnait des vêtements civils, mais ils avaient vraiment peur.

Ils marchaient aux abords des villages, et le soir tout le monde les logeait pour qu’ils puissent rejoindre leur propre habitation.

Mon frère, Corrado, rentra chez lui comme les autres, mais aucun ne se sentait en sécurité. Tout le monde chantait ça :

Et quand tu commandais au lit tu nous envoyais, et maintenant que nous commandons, tous au lit nous vous envoyons 2Chanson populaire se référant à Benito Mussolini qui, avec la chute du régime fasciste et sur ordre du roi Vittorio Emanuele III, est arrêté et envoyé d’abord sur l’île de Ponza, puis à Campo Imperatore, dans les Abruzzes. Il sera par la suite libéré par les forces armées allemandes le 12 septembre 1943 et fondera, dans la ville de Salò, la République Sociale Italienne..

Ils en avaient tous marre des fascistes, ils n’en pouvaient plus. Tous les portraits du Duce que beaucoup avaient chez eux volaient par les fenêtres, et ils y mettaient le feu.

En fait, à Badia P.3Badia Prataglia, petite ville située dans le Parc national des forêts du Casentino.Le Casentino est la haute vallée de l’Arno, située au nord-est de la Toscane [NdT]., et comme dans toute l’Italie, il y eut des jours pleins de joie et d’euphorie.

J’ai toujours en tête que ma mère fit dormir à la maison des soldats qui passaient pour rentrer chez eux, ils étaient 6 jeunes, et l’un d’eux avait un signe particulier au nez. Une fois la guerre finie, je l’ai reconnu un jour où je l’ai croisé au marché de Bibbiena4Bibbiena, commune du Casentino., avec sa femme et ses enfants. Chaque fois il nous disait [:] vous m’avez sauvé la vie en nous accueillant, quand nous étions fatigués et affamés5Pour la transposition des dialogues, la narratrice n’utilise pas les deux-points introducteurs ni les guillemets. La différence entre le discours direct et le discours indirect libre est parfois infime. Pour augmenter la lisibilité du texte, nous introduirons le discours direct avec les deux-points entre crochets..

Mais l’illusion de ce faux armistice dura peu de temps.

C’est comme ça que les Allemands se remirent avec les fascistes à ratisser les villages pour chercher les résistants.

On avait les nouvelles par les quelques radios qu’il y avait dans le village, elles étaient grosses comme des armoires.

Quand on allumait, je me rappelle qu’on entendait dire [:] commentaires et faits du jour par Mario Apelius 6Il s’agit de Mario Apelius, né à Arezzo en 1892, radiochroniqueur du EIAR connu pour ses affirmations péremptoires, pour les tons agressifs qu’il adoptait, et pour son « insulte moqueuse ».L’EIAR (1927-1944), Ente Italiano per le Audizioni Radiofoniche, est un service public de l’Italie fasciste, gérant au niveau national les émissions radiophoniques du régime [NdT]. .

Ce nom m’est resté imprimé, il me semblait très drôle.

En tout cas, on apprenait toujours quelque chose, et on espérait que les choses s’améliorent, mais en fait elles s’aggravaient de plus en plus.

La nuit, il y avait beaucoup d’avions qui jetaient des fusées éclairantes qui illuminaient tout le village comme en plein jour. À ce moment-là, ma famille et d’autres voisins décidèrent de se réfugier dans le bois épais, dans un endroit appelé le puits des fées.

Il y avait une grande pierre au-dessus d’une grotte que tout le monde au village connaissait ; quelques courageux prenaient une pelote de ficelle et essayaient d’y pénétrer, mais sans jamais réussir à en atteindre le fond.

Au début nous nous y étions réfugiés comme des taupes, et des fois on entendait le bruit des bombardements qui provenait du village.

De temps en temps on redescendait chez nous pour prendre des vêtements, et on voyait les trous énormes que les bombes avaient faits. Le soir on voyait notre village tout éclairé par les fusées, et notre peur augmentait de plus en plus. Puis nous sommes rentrés chez nous parce que dans le bois, c’était trop inconfortable.

Quelques soldats plus courageux, plutôt que de retourner à la guerre, ont formé des équipes de résistance et ont fui dans les bois.

Pendant ce temps, le front de guerre se rapprochait de plus en plus, tandis que les résistants continuaient leur lutte, également aidés par beaucoup de femmes et de civils de toutes sortes qui leur apportaient des munitions et des vivres.

Beaucoup de ceux qui avaient peur d’entrer dans la Résistance partaient travailler pour les Allemands sur la Ligne gothique7Ligne gothique, c’est le nom donné à la ligne défensive Pesaro-Apuania, qui coupait en deux la péninsule italienne. Le long de cette ligne, l’armée nazi-fasciste avait l’intention de stopper l’avancée des Alliés après la percée de ces derniers de la Ligne Gustave. La Ligne gothique fut percée le 15 avril 1945 quand les Alliés commencèrent à remonter la côte adriatique et que les Allemands se retirèrent vers le nord. Dans leur retraite, ils combattaient les résistants, dévastaient le pays et se livraient à des représailles contre les civils.. Ils les emmenaient faire ce genre de tranchées sur les hauteurs du bois.

Les jeunes de Badia P., environ une dizaine, se rendaient sur la place le matin avec leur panier pour le repas de la journée, puis ils les emmenaient travailler, mais sans les payer. Ils disaient [:] peut-être que nous, nous sommes en sécurité, ils ne nous feront pas de mal.

Ils appelaient cette ligne « tot »8 Il s’agit de la Todt.Organisation qui porte le nom de son fondateur, Fritz Todt, chargée de la réalisation d’un grand nombre de projets de construction, dans le domaine civil et militaire, autant en Allemagne que dans les pays européens sous domination nazie (la Ligne gothique, la Ligne Gustave, mais aussi le Mur de l’Atlantique) [NdT]..

En fait ils étaient tout le temps terrorisés.

Pendant ce temps Badia était plein d’Allemands qui disaient [:] nous, nous sommes les plus gentils. Les méchants d’Itler9Il s’agit d’Hitler. arriveront plus tard. Les fameux SS.

Nous espérions que ce ne serait pas vrai.

Je me rappelle une scène, un soir, un Allemand est venu chez moi : il voulait rester avec nous pour bavarder un peu. Il faisait contre le mur d’étranges gesticulations avec ses mains.

Il s’était pris une bonne cuite et ne tenait pas debout. Nous tous, on l’écoutait attentivement pour qu’il soit content parce qu’on tremblait de peur.

C’était un homme grand et gros, qui parlait sans arrêt, mais on n’y comprenait rien ; il a ouvert un petit sac vert-de-gris, nous a donné un pain carré noir, on aurait dit une brique, et on l’a remercié et fait semblant d’être très contents.

C’étaient des soldats autrichiens, et leur patrouille était composée de 10 hommes en service pour le village. Au final, à force de parler à la lueur d’une chandelle à cause du couvre-feu, ce gros bonhomme a fini par se jeter par terre au milieu de la pièce et s’est endormi ; nous étions tous là à le regarder, en craignant qu’il se sente mal.

Nous pensions que s’il mourait, les autres nous brûleraient vifs.

Mon père nous dit [:] allez vous coucher, moi je reste pour le surveiller.

Mais le type s’était saoulé à la « grappa »10« Grappa » : eau-de-vie., et il commença à ronfler comme un sanglier blessé.

Le matin il se réveilla en grommelant. Mon père Lorenzo lui avait même fait du café pour qu’il soit gentil et qu’il ne nous fasse pas de mal, et le soldat partit en nous laissant l’espoir de ne jamais plus le revoir.

Avec les Allemands en guerre il y avait aussi les soldats italiens, les jeunes appelés, parce que ceux qui ne se présentaient pas étaient des rebelles. Ceux de 1924 et de 1925 étaient très jeunes.

À Badia P. ceux du génie arrivaient, ils faisaient des routes des tranchées [;]11 Dans le style paratactique de la narratrice (sans subordonnées), la ponctuation de base est souvent absente, non seulement entre une phrase principale et une autre, mais également dans les énumérations à l’intérieur des phrases, étant donné qu’elle reproduit le rythme du discours oral.Ici, nous rétablissons parfois la ponctuation pour améliorer la lisibilité [NdT]. c’étaient des cordonniers et des menuisiers, beaucoup de ces garçons avaient sympathisé avec quelques familles pour avoir quelques mots de réconfort avec les jeunes.

Je me rappelle qu’on se rassemblait devant chez moi, tous ensemble, et on chantait les chansons de guerre, c’était là notre seul divertissement. Quelques-uns de ces jeunes s’étaient fiancés à des filles du village.

Moi aussi j’avais trouvé un prétendant : il s’appelait « Italo Camporese », c’était un beau jeune homme de Padoue, il travaillait comme cordonnier pour les Allemands, il était soldat depuis quelques mois, il était toujours avec mon cousin Lido.

Il m’envoyait toujours des petits mots très beaux pour me faire comprendre qu’il voulait que je devienne sa fiancée, mais moi qui étais très prudente, j’avais décidé d’attendre la fin de la guerre.

Sachant que peu de temps après on devait se réfugier en Romagne12Territoire de la région Emilie-Romagne, frontalière avec la Toscane., je disais [:] si nous sommes encore vivants, et si Dieu le veut, nous nous retrouverons. Mais en fait on nous a par la suite envoyés à deux endroits différents.

Il m’aimait tellement qu’il est venu me chercher, mais il ne m’a pas trouvée, et il a même risqué de se faire fusiller par les Allemands. Puis j’ai appris par une lettre de ses parents qu’il était mort lors d’un bombardement près de Bologne à « San Giovanni in Persiceto ».

Notre adolescence a été un tourment continuel.

Nous étions en 1944 et les Allemands ont envahi nos maisons ; je me rappelle qu’ils disaient ça [:] dehors, nous avons besoin de cette maison.

Dans la maison d’un parent qui habitait près de chez moi, Guido dit le Chioli, il y avait 4 Allemands : 3 officiers et 1 soldat-ordonnance.

Ce dernier venait toujours prendre les pommes de terre dans mon jardin potager, il s’appelait Sciuman13Le nom Schuman est écrit selon la prononciation italienne., et il disait toujours  [:] très bon, très bon cartofle. Il les prenait sans demander la permission à personne, on ne pouvait rien dire, c’étaient eux les patrons. Ils sont restés pendant longtemps à nous faire vraiment peur.

Puis un beau jour, ils ont décidé de nous faire évacuer, comme c’était prévu, dans d’autres villages de la Romagne.

On espérait ne pas avoir à partir trop vite.

Tous les jours on voyait passer les civils évacués des villages voisins, comme Poppi, Porrena, Moggiona14Ce sont trois localités du Casentino., etc. ; les choses s’aggravaient de plus en plus.

À Badia P. il y avait beaucoup de soldats mobilisés qui avaient femme et enfants, et de jeunes appelés qui ne sont jamais revenus. Je me rappelle un jeune de mon village, Amelio Milanesi, qui est mort en Afrique, à Zabruch15 Localité africaine que nous n’avons pas réussi à identifier car la transcription de la narratrice est trop approximative [NdT]. , en laissant ses deux enfants et sa femme qui en attendait un troisième. Alors nous avons tous été très proches d’elle dans sa douleur. Ce sont des choses qui ne s’oublient pas si facilement.

Un jour des villageois ont trouvé, arrêtée sur un chemin de Badia P., une Fiat Topolino vert-de-gris vide, appartenant aux Allemands ; dans la nuit, ils avaient dû combattre les résistants de Romagne qui descendaient toujours se ravitailler, vu qu’à Badia il n’y avait pas de résistants car ils manquaient de courage.

Alors le secrétaire politique fasciste de Badia « Renato Ciampelli » a fait appeler les SS, ceux qui étaient plus terribles, comme nous disait le soldat autrichien.

C’est alors qu’ont commencé les grandes représailles.

Très tôt, un matin, beaucoup de camions pleins de soldats SS armés jusqu’aux dents sont arrivés ; ils sortaient de partout comme s’ils étaient en pleine bataille.

Ma sœur et moi, on était au travail, toujours à Sassopiano, c’est comme ça que s’appelle la zone où j’habitais. Dans une de ces maisons on faisait des sacs en paille, c’était notre métier.

On voyait par la fenêtre, sur la route qui mène jusqu’au Passo dei Mandrioli16 C’est le col qui permet de descendre du Casentino dans la vallée du fleuve Savio, en Romagne [NdT]. , beaucoup d’Allemands arriver le casque sur la tête et le fusil à la main.

La patronne n’était pas là, elle était partie chercher les tresses de paille près de La Verna. J’ai alors fermé à clé, à un certain moment on a entendu frapper très fort à la porte ; alors, prises de panique, nous sommes montées en courant dans les chambres où une petite fille était en train de dormir dans un berceau, c’était Adalisa Ciampelli. Quand tout s’est calmé, nous sommes rentrées chez nous, et nous n’avons jamais su si c’étaient les Allemands qui avaient frappé ou si c’était le fils de la patronne, Mario, qui était en séminaire à Arezzo.

Ce jour-là le village était sens dessus dessous, on entendait des hurlements et des pleurs, et on voyait nos maisons en flammes. On a su par la suite que dans les jardins du Monument il y avait eu 4 morts.

L’un d’eux était mon cousin Gino Grilli de Fiume d’Isola, une autre partie de Badia.

Il avait 20 ans.

Ils avaient amené tous les hommes du village sur la place devant les écoles pour les fusiller, mais puisqu’il n’y avait pas de résistants, ils en ont relâché quelques-uns. Moi, j’avais mon père et mon frère parmi les hommes prêts à être fusillés.

Ils avaient mis ces pauvres corps par terre, tous ensemble dans les jardins, et un Allemand armé ne laissait passer que les familles pour les voir.

Un détail de ce massacre m’a beaucoup marquée : un jeune qui s’appelait « Otello Zani » avait sur la gorge plein de petits éclats de plomb qui brillaient au soleil. Je n’oublierai jamais cette scène.

Je voyais ces pauvres femmes, complètement désespérées, les cheveux défaits, qui appelaient leurs fils ou leurs maris à voix haute. L’une d’entre elles avait deux petites filles. À présent, elles ne se souviennent plus de leur père. Et elles se sont même rangées du côté de ceux qui ont tué ces pauvres innocents.

Le jour du départ pour la Romagne est ainsi arrivé. Un groupe d’officiers est venu et ils nous ont dit [:] Raus. Partez, donner clés de chez vous. Mais ils parlaient trop bien, c’étaient les fascistes italiens.

Nous avons donc fait nos valises, mais nous pensions surtout aux vivres. Certaines femmes avaient pétri le pain, mais elles n’avaient pas eu le temps de le cuire parce qu’il fallait partir vite.

Ils nous ont emmenés tous dans l’église qui était pleine de paille par terre.

De temps en temps un camion partait et ils nous y jetaient comme si on était des sacs de pommes de terre.

Nous sommes partis de nuit, et sur la route le camion a éteint ses phares, et nous avons franchi le Passo dei Mandrioli dans l’obscurité totale.

Ce col sépare la Toscane de l’Emilie-Romagne, et son point le plus élevé dépasse les mille mètres d’altitude.

Nous avons voyagé dans l’obscurité pour éviter d’être bombardés. Nous sommes arrivés tôt le matin, ils nous ont déchargés sur une route près de Sarsina, un village dans la province de Forlì.

De là nous avons ensuite parcouru beaucoup de kilomètres à pied dans les montagnes.

Les jeunes et les plus en forme allaient à pied, tandis que les vieux, les malades et les enfants étaient dans un camion de la Croix-Rouge.

Quand nous sommes arrivés dans un village appelé Ranchio17Ranchio, petit centre de la commune de Sarsina., nous avons vu que toutes les maisons étaient vides, et il était écrit sur les portes : je laisse cette maison aux braves gens et au soleil.

Les habitants s’étaient réfugiés encore plus loin pour échapper aux attaques des Allemands.

Ceux-ci venaient rafler et emmener les hommes, même si c’étaient tous de braves gens innocents, pour les faire prisonniers en Allemagne.

Un enfant est né dans la paille à Ranchio, et on l’a appelé Luigi, comme son oncle tué par les Allemands. Les parents, Mosè et Lidia Zacconi, étaient de Badia Prataglia.

Nous aussi nous nous sommes plus ou moins organisés avec de la paille par terre et avec quelques sous qu’il nous restait pour acheter de quoi manger au marché noir.

Nous avions partagé la somme, un peu pour chacun, avec l’espoir de ne pas tout dépenser tout de suite ; malheureusement, nous avons trouvé tout au marché noir, appelé comme ça parce qu’on payait le double ou le triple du prix réel. Au bout d’un mois à Ranchio, comme les Allemands continuaient de capturer nos hommes, ils devaient chaque fois se cacher.

Quand les Allemands arrivaient, les habitants de Romagne disaient [:] fuyons, fuyons, le renard arrive.

Il n’y avait que quelques vieux qui étaient restés dans le village chez les bonnes sœurs.

Avec les bombardements sont arrivées aussi les maladies, comme l’épidémie de typhus.

Beaucoup de réfugiés sont morts, dont une amie à moi, Albertina Bigiarini. Au même moment son fiancé est mort lors d’un mitraillage ; ils ont été enterrés ensemble.

Ma mère, ma sœur Carla et mon frère Celso avaient beaucoup de fièvre, celle du typhus.

Ils dormaient par terre dans la paille, et quand il y avait l’alerte, on les transportait dans une étable.

Ma maman, Maria, qui était la plus vieille, ils la mettaient dans une mangeoire.

Puis après qu’ils se sont un peu remis du typhus, nous avons décidé de rentrer à pied chez nous.

Mais nous avions à parcourir plus de cent kilomètres ; nous avons fait nos baluchons et nous sommes partis tous ensemble en file indienne ; nous étions environ cinq cents.

Quelques-uns n’ont pas eu le courage de partir et sont restés, vu que nous devions traverser le front de guerre à découvert.

C’est ainsi que, sous les bombardements, les mitraillages, et avec les Allemands déchaînés en fuite, qui tuaient tous ceux qu’ils trouvaient, nous avons traversé la montagne qui mène à Sarsina, très lentement, selon la volonté de Dieu. Il y avait ceux qui pleuraient, ceux qui n’arrivaient plus à marcher, comme maman qui avait encore de la fièvre, et qu’on devait soutenir en lui donnant le bras.

Quelques enfants faisaient un peu de bruit. Un homme, Pietro Casetti, disait [:] taisez-vous, nous sommes en première ligne. C’était comme qui dirait le chef de la troupe.

Quand nous sommes arrivés près de Sarsina, nous avons vu des soldats anglais avec des émetteurs radio : c’étaient les premiers éclaireurs.

Ma tante Stellina, prise de panique et ne sachant pas qui ils étaient, leur fit le salut fasciste. Son fils Amelio l’a disputée, mais ils ne nous ont pas embêtés et nous ont laissé passer librement.

Descendus par la route pour Sarsina, nous avons continué vers San Piero in Bagno18San Piero in Bagno, bourgade de la commune de Bagno de Romagne dans la province de Forlì-Cesena..

Toujours en file indienne, morts de fatigue et de faim.

Sur la route, à chaque borne, il y avait un soldat indien, qui avait des boucles d’oreilles même dans le nez et un turban sur la tête. Moi, n’en ayant jamais vu de si près, j’étais effrayée.

À notre première étape, nous avons trouvé d’autres soldats alliés avec des canons qui tiraient dans la direction d’où nous venions. Nous nous sommes réfugiés dans une cabane pleine de crottin de cheval laissé par les Allemands.

Comme il pleuvait des cordes, les Alliés nous ont donné une bâche toute mouillée à mettre par terre.

Nous avons passé la nuit ainsi au milieu des coups de canons, et au matin, nous avons repris notre fardeau et filé vers San Piero in Bagno. Nous sommes arrivés le soir très tard avec le peu de provisions que nous avaient données les Indiens. C’étaient de très mauvaises « piade »19 Sorte de galettes de pain à garnir [NdT]. complètement ratées et faites, disait-on, avec les pieds ; je ne les aimais pas, mais les autres avaient tellement faim qu’ils les mangeaient quand même.

Arrivés à San Piero in Bagno, fatigués et les pieds tout écorchés à cause de la longue route que nous avions faite, et trempés par la pluie, nous étions tout de même contents d’être enfin près de chez nous : il nous restait à parcourir une trentaine de kilomètres.

Le podestat du village – qui serait de nos jours le maire – nous a réunis pour nous dire qu’on ne pouvait pas passer pour rejoindre Badia parce que toutes les routes étaient détruites, les ponts effondrés par les bombardements, et que nous devions attendre quelques jours. Heureusement, beaucoup de familles du village de San Piero in Bagno nous ont hébergés bien volontiers.

Je me rappelle que nous étions très contents de ne plus entendre les coups de canons et d’être désormais en sécurité, vu qu’on avait dépassé la ligne de front.

Notre famille, composée de six personnes, moi y compris, a été hébergée par un vieux pharmacien qui s’appelait Giocondo. Il habitait avec une de ses nièces célibataire, Fernanda. Je me rappelle qu’ils ont été très accueillants et gentils avec nous.

Ils hébergeaient aussi des officiers anglais qui se prenaient un peu pour les patrons. Je me rappelle qu’ils mettaient les jambes sur la table après manger. J’ai appris à dire seulement quelques mots en anglais, c’est-à-dire « iust iah »20Peut-être « just here » ou bien « just yes »..

À San Piero in Bagno, il n’était rien arrivé parce que les Allemands y étaient passés très vite dans leur fuite et qu’il n’y avait pas eu d’accrochage avec les résistants, c’est pour ça que les gens n’avaient pas eu à abandonner leur maison.

Nous sommes restés là une dizaine de jours, puis nous avons repris courage une fois de plus, et nous sommes rentrés chez nous.

Nous avons trouvé la maison pleine de crottin de cheval, l’herbe haute qui poussait sur le plancher, le toit effondré, et nous avons trouvé les sommiers des lits au milieu des châtaigniers. L’abri où nous avions mis toutes les petites affaires de la maison avait été ouvert, et ils avaient tout emporté.

Ce n’était certainement pas les Allemands qui avaient fait ça, mais les premiers réfugiés qui rentraient chez eux.

Ne trouvant pas leurs affaires, ils prenaient celles des autres.

Il nous a fallu du temps avant de pouvoir racheter ce que nous avions perdu.

Ensuite nous les enfants, nous nous sommes mariés ; j’ai été la troisième.

La guerre a cessé au début de 1945 et je me suis mariée en 1948, et je suis allée habiter à Bibbiena.

Il a fallu plusieurs années pour se remettre de toutes les pertes que nous avons eues, et des destructions dans nos maisons et dans nos villages.

  • 1. 8 septembre 1943. Le maréchal Pietro Badoglio annonça, par message radiophonique, l’armistice de Cassibile signé secrètement le 3 septembre entre l’armée italienne et l’armée alliée. L’armistice surprit les forces armées italiennes qui n’avaient reçu aucune directive à ce sujet, alors que le gouvernement, le roi, la cour et le haut commandement fuyaient de Rome vers Brindisi pour se mettre à l’abri sous la protection des Anglo-américains. Presque toute la péninsule tomba très vite sous l’occupation allemande. Une partie des troupes fut faite prisonnière et internée en Allemagne tandis que le reste des soldats se délitait et se dispersait pour tenter de rentrer chez eux. Une partie de ces hommes s’engagea dans la Résistance.
  • 2. Chanson populaire se référant à Benito Mussolini qui, avec la chute du régime fasciste et sur ordre du roi Vittorio Emanuele III, est arrêté et envoyé d’abord sur l’île de Ponza, puis à Campo Imperatore, dans les Abruzzes. Il sera par la suite libéré par les forces armées allemandes le 12 septembre 1943 et fondera, dans la ville de Salò, la République Sociale Italienne.
  • 3. Badia Prataglia, petite ville située dans le Parc national des forêts du Casentino.Le Casentino est la haute vallée de l’Arno, située au nord-est de la Toscane [NdT].
  • 4. Bibbiena, commune du Casentino.
  • 5. Pour la transposition des dialogues, la narratrice n’utilise pas les deux-points introducteurs ni les guillemets. La différence entre le discours direct et le discours indirect libre est parfois infime. Pour augmenter la lisibilité du texte, nous introduirons le discours direct avec les deux-points entre crochets.
  • 6. Il s’agit de Mario Apelius, né à Arezzo en 1892, radiochroniqueur du EIAR connu pour ses affirmations péremptoires, pour les tons agressifs qu’il adoptait, et pour son « insulte moqueuse ».L’EIAR (1927-1944), Ente Italiano per le Audizioni Radiofoniche, est un service public de l’Italie fasciste, gérant au niveau national les émissions radiophoniques du régime [NdT].
  • 7. Ligne gothique, c’est le nom donné à la ligne défensive Pesaro-Apuania, qui coupait en deux la péninsule italienne. Le long de cette ligne, l’armée nazi-fasciste avait l’intention de stopper l’avancée des Alliés après la percée de ces derniers de la Ligne Gustave. La Ligne gothique fut percée le 15 avril 1945 quand les Alliés commencèrent à remonter la côte adriatique et que les Allemands se retirèrent vers le nord. Dans leur retraite, ils combattaient les résistants, dévastaient le pays et se livraient à des représailles contre les civils.
  • 8. Il s’agit de la Todt.Organisation qui porte le nom de son fondateur, Fritz Todt, chargée de la réalisation d’un grand nombre de projets de construction, dans le domaine civil et militaire, autant en Allemagne que dans les pays européens sous domination nazie (la Ligne gothique, la Ligne Gustave, mais aussi le Mur de l’Atlantique) [NdT].
  • 9. Il s’agit d’Hitler.
  • 10. « Grappa » : eau-de-vie.
  • 11. Dans le style paratactique de la narratrice (sans subordonnées), la ponctuation de base est souvent absente, non seulement entre une phrase principale et une autre, mais également dans les énumérations à l’intérieur des phrases, étant donné qu’elle reproduit le rythme du discours oral.Ici, nous rétablissons parfois la ponctuation pour améliorer la lisibilité [NdT].
  • 12. Territoire de la région Emilie-Romagne, frontalière avec la Toscane.
  • 13. Le nom Schuman est écrit selon la prononciation italienne.
  • 14. Ce sont trois localités du Casentino.
  • 15. Localité africaine que nous n’avons pas réussi à identifier car la transcription de la narratrice est trop approximative [NdT].
  • 16. C’est le col qui permet de descendre du Casentino dans la vallée du fleuve Savio, en Romagne [NdT].
  • 17. Ranchio, petit centre de la commune de Sarsina.
  • 18. San Piero in Bagno, bourgade de la commune de Bagno de Romagne dans la province de Forlì-Cesena.
  • 19. Sorte de galettes de pain à garnir [NdT].
  • 20. Peut-être « just here » ou bien « just yes ».
Numéro d'archivage:
  • Numéro: XX001
  • Lieu: Archivio Diaristico Nazionale di Pieve Santo Stefano, Arezzo, Toscane
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