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Saint-Lô sous les bombes

Par 
ROGER Jean
Récit recueilli par Etienne Marie-Orléach
Texte établi, présenté et annoté par Etienne Marie-Orléach
Relecture Maud Chatelain

Jean Roger vient de fêter ses 18 ans quand éclate la Seconde Guerre mondiale. En 1944, le jeune agent des contributions habite Saint-Lô. C’est en 1984 qu’il écrit ses souvenirs de cette période. Le récit de Jean Roger a déjà été publié à l’occasion du 50e anniversaire du Débarquement et de la Bataille de Normandie, cf. J. ROGER, « Saint-Lô – La danse infernale », in M. Boivin, G. Bourdin, J. Quellien (dir.), Villes normandes sous les bombes, Caen, Presses Universitaires de Caen – Le Mémorial de Caen, 1994, p. 187-196. Saint-Lô sous les bombes est un titre apposé par nos soins puisque le récit de Jean Roger n’en porte pas.

Comme la plupart des Français en ce dimanche matin, 4 juin 1944, j’écoute, très tôt, la BBC, espérant apprendre qu’enfin ils avaient débarqué.

Rien... mais les nouvelles sont, néanmoins, bonnes. Rome est délivrée, Badoglio1 Président du Conseil italien après la chute de Mussolini en 1943. Au lendemain de la prise de Rome par les Alliés, les formations politiques italiennes refusent de reconduire Badoglio qui finit par donner sa démission. donne sa démission, Churchill, Eisenhower et de Gaulle tiennent conférence à Londres2 La veille du débarquement en Normandie, de Gaulle rencontre Churchill et Eisenhower à Londres. Ils y évoquent l’administration de la France et des « pays vaincus » une fois libérés, et non les questions relatives au débarquement imminent.. Les Russes avancent en Pologne et en Roumanie. Le dénouement paraît inéluctable et proche.

II fait un temps splendide. Tout va bien.

Depuis plusieurs semaines « on » sent qu’il va, qu’il doit, se passer LE grand événement. Les bombardements en France redoublent. Les Soviétiques réclament de plus en plus un effort supplémentaire des Alliés. En Italie, partout, les Allemands sont sur la défensive. Les messages personnels, tous mystérieux, se multiplient3 Messages codés diffusés sur les ondes de la BBC ayant pour but de correspondre avec les réseaux de résistance en France. Avant le débarquement, les messages affluent afin de préparer l’opération : sabotages de voies de communication ou de transmission notamment.. Le Débarquement, sujet de toutes les conversations, sur lequel les Allemands ont d’abord ironisé, devient maintenant, à l’ouest, leur sujet de préoccupation principal.

II semble [im]minent.

Avec mes amis nous faisons des pronostics, sans cesse renouvelés, sur les lieux présumés des opérations. Tristes stratèges, aucun ne prévoit notre région immédiate !

Sur le plan intérieur la situation se tend. Chaque jour des amis sont arrêtés par la Gestapo. C’est Junger, alias Dufour, qui conduit les opérations.

Comme [dans] une tragédie supérieurement montée, l’intensité, la tension grandissent. Il convient d’arriver maintenant au dénouement. Les nerfs sont à vif.

Je vais avoir 23 ans le 2 août prochain. Membre, modeste, de la résistance (OCM)4L’Organisation Civile et Militaire est un des mouvements les mieux implantés dans l’Ouest du pays. Son action se révélera spécifiquement efficace, surtout dans le renseignement des systèmes défensifs allemands et dans le sauvetage des aviateurs dont les avions ont été abattus., j’attends des instructions pour participer plus activement à l’effort de guerre. Dans l’immédiat je ne suis pas encore remis d’une grande frayeur. Quelques jours auparavant mon réseau a été sérieusement démantelé. Dufour est venu dans mon bureau arrêter mon chef direct, M. Deffes. L’affaire n’est pas terminée, et je ne suis pas encore rassuré. C’est donc pour moi, comme pour beaucoup d’autres, une raison supplémentaire d’attendre avec la plus grande impatience le débarquement, libérateur à de nombreux titres.

Le lendemain

Matinée sans histoire passée au bureau, place du Champ de Mars, où je réapparais après une « cavale » de quelques jours suite aux arrestations en série opérées dans mon réseau.

L’après-midi, en compagnie de trois amis, je joue aux cartes dans une maison située sur l’emplacement actuel du restaurant « La Laitière normande », derrière la poste. Vers l6 heures notre attention est attirée par de violents tirs de DCA5 Défense Contre Avion : défense antiaérienne.. Très nourris, ils proviennent de canons antiaériens installés sur des miradors montés sur des toits, dans les environs de la gare et sur l’EPS6 École Primaire Supérieure. de jeunes filles de la route de Carentan. Les Allemands visent, à vue, des avions américains, dont nous distinguons nettement les étoiles, qui piquent sur la gare.

Appuyés sur la rambarde de la fenêtre nous sommes au spectacle. Nous voyons ces chasseurs-bombardiers fondre sur la gare, se redresser au dernier moment, monter en chandelle, faire un grand tour et revenir sur l’objectif. Comme au cinéma. Pour un peu nous aurions applaudi nos amis pour leur courage, leur sang-froid, et sifflé les Allemands si maladroits ! Ces aviateurs amis nous confortent dans l’idée que les Alliés ne bombardent pas à l’aveuglette les objectifs où des civils courent des risques. Ce rodéo nous [conforte] dans l’idée que les journaux et la radio mentent en présentant les aviateurs alliés comme ne se souciant pas des civils, lors des opérations du genre. Décidément, « Radio-Paris ment, Radio-Paris est allemand »7Slogan lancé par Pierre Dac sur les ondes de la BBC raillant la radio française soumise à la censure et à la propagande.. Ce sentiment de totale sécurité, de confiance absolue, faillit nous coûter la vie 48 heures plus tard.

23 heures : je suis à mon domicile quand un bruit énorme nous attire vers la fenêtre. C’est un avion, paraissant en difficulté, qui frôle les toits. II se dirige vers Tessy. Nous apprenons rapidement que ce bombardier s’est effectivement abattu vers le pont de Gourfaleur. Plusieurs aviateurs, canadiens, seront dès le lendemain retrouvés carbonisés. Affreux. Avant de m’endormir, j’écoute les dernières informations en provenance de Londres. Les messages personnels sont de plus en plus nombreux.

Le 6 juin

Vers 5 heures, je suis réveillé par un formidable bruit de fond. Une sorte de canonnade n’en finissant pas, un orage sans fin, des lueurs venant semble-t-il de la direction de la côte Est. Mes parents sont réveillés. Le diagnostic est rapide[ :] « ILS » arrivent ! Aux aguets, aux fenêtres tout le reste de la nuit notre espoir fou prend corps. Les premières informations diffusent les messages de Roosevelt, Eisenhower et de Gaulle8C’est à 10 heures que la BBC diffuse les messages enregistrés. Le premier émis sur les ondes de la radio anglaise est celui d’Eisenhower, puis s’ensuivent les discours du roi de Norvège, du premier ministre de la Belgique, etc. Dans le conflit qui l’oppose au commandement allié, sur l’administration de la France une fois libérée, de Gaulle prendra la parole seul, à l’heure qu’il souhaite, en fin d’après-midi. « La bataille suprême est engagée. Bien entendu, c’est la Bataille de France et c’est la bataille de la France ! ! ! » , lance-t-il en ce 6 juin 1944.. Un sentiment de joie intense m’envahit[,] encore multiplié par l’attente. Encore quelques heures, quelques jours au plus, et tous les Dufour allaient payer. Notre humiliation généralisée touchait à sa fin. Oui, c’était le plus beau jour de ma vie. Les prisonniers, les tickets[,] les collabos, les sirènes d’alarme, les bombardements, la Gestapo, Hitler et son équipe de gangsters... tout allait rapidement rentrer dans l’ordre. L’heure de la revanche sonnait.

À ce moment-là il ne m’est jamais venu à l’esprit que le débarquement puisse échouer.

De la fenêtre de notre logement, situé au troisième étage du no 3 de la rue de la Poterie, je jetai un coup d’œil en direction de la Feldkommandantur 722 installée à environ 80 mètres dans le fond d’une petite place face à la rue Dame Denise. Tout se confirme. Une grande agitation commence à régner. De nombreux véhicules militaires arrivent et partent ; des bagages sont entassés dans les voitures. Ce déménagement en catastrophe me remplit de joie. Pour observer de plus près les événements je descends au rez-de-chaussée. Tout à coup je vois arriver, à la Kommandantur, une voiture allemande remplie de militaires en kaki, barbouillés de noir, sévèrement gardés par des soldats allemands. Nous devinons qu’il s’agit des premiers prisonniers parachutistes américains conduits à l’interrogatoire. Je tente, le plus discrètement possible, un clin d’œil dans leur direction pour les assurer d’une sympathie en ce moment très difficile pour eux. Ils m’apparaissent fatigués et absents. Toute la journée, avec des amis, je parcours la ville pour tenter d’obtenir les derniers « tuyaux »9Dernières informations., tout en écoutant les informations en provenance de Londres, et essayer de voir si les Allemands [accélèrent] ou non leurs préparatifs de départ. Il convenait d’observer sans paraître provoquer les occupants, leur colère pouvant être dangereuse. Les fauves blessés sont redoutables. Au cours de nos « patrouilles » nous passons devant la prison. Nos amis enfermés connaissent-ils « la nouvelle » ? Plus que nous encore, ils doivent se réjouir tout en étant anxieux de leur avenir immédiat.

Aucun avion allemand en vue. À quand l’arrivée des Alliés ? Il nous semble que l’on peut discuter de la date, de l’heure, mais pas du principe. On commence déjà à échafauder des projets pour l’accueil... pourvu que tout se passe bien.

Cette journée passée dans la joie, la curiosité, l’anxiété, l’attente, l’impatience, l’idée grisante de se trouver au cœur de l’événement, se termine. Les nouvelles les plus récentes paraissent bonnes. À 18 h 50 je monte à l’appartement. Il fait toujours un temps splendide. Je me rase rapidement en attendant de dîner. Ma mère vient de mettre au four un plat d’œufs au lait. Nous attendons mon père, rentré de son travail. Il discute avec des voisins sur le trottoir, en observant les allées et venues agitées de la Kommandantur.

Tout à coup je perçois le bruit, assez lointain, d’une escadrille d’avions ; une de plus. De la cuisine je me précipite dans la salle à manger pour tenter de les voir par la fenêtre. Le bruit provenant, semble-t-il, de ce côté. Venant de la direction de Caen, se dirigeant apparemment vers Coutances, à grande hauteur, se découpant dans un ciel d’azur, j’aperçois un vol en formation d’appareils. Dans le même temps je vois, se détachant des avions, de nombreux petits objets qui descendent en dodelinant. Je pense immédiatement aux papiers argentés lâchés, selon une astuce récente, par les avions alliés pour gêner la DCA. Aucune inquiétude.

Alors que j’en étais encore à mes observations, très rapides et admiratives, sur la puissance de l’aviation américaine, un bruit fantastique éclata. J’ai l’impression que tous les carreaux sont cassés, et que la vitrine du restaurant Paul vient de monter au troisième étage. D’un seul coup, j’ai la sensation que la guerre entre en direct dans notre vie.

« Ils bombardent ! »

« Mon Dieu, ton père qui est en bas ! »

« Vite, descendons. »

Avec ma mère nous dévalons en courant nos trois étages et retrouvons mon père.

Il est indemne, interloqué, et piétine sur le trottoir une masse de carreaux brisés par la déflagration, tout en discutant avec quelques voisins tous aussi pâles les uns que les autres.

La famille est regroupée. Notre objectif : un abri.

En dessous de notre immeuble une superbe cave, solide, voûtée, était à notre disposition... mais dans l’après-midi mon père en avait disposé, très heureusement, autrement. Nous allions nous rendre dans celle de M. A. Lemasson, un de ses amis. Ainsi en cas d’alerte prolongée nous pourrions... jouer aux cartes ! C’est donc dans cet abri, situé rue du Château, à environ 80 mètres de notre maison, que nous nous rendons en courant. À notre petite troupe, deux voisines, récupérées dans notre escalier lors de notre descente en catastrophe, s’étaient jointes. En quelques minutes nous rejoignons notre local d’accueil. Il était effectivement d’un aspect solide et relativement confortable : 10 mètres de large et 15 de long, l’électricité, des bougies, stockées en cas de coup dur, et des fagots disposés sur tout le pourtour. Dans le genre c’était assez sympathique. On allait s’y plaire. Pour atteindre cette cave à partir de la petite rue du Château, il convenait de traverser un assez long corridor dont le plancher était constitué de planches recouvrant une trappe destinée à la descente des tonneaux de cidre ; ensuite un petit escalier en colimaçon débouchait sur l’abri. Une vingtaine de personnes étaient déjà installées au moment où nous sommes arrivés. Aucun des occupants n’avait eu de contact direct avec des lieux bombardés quelques minutes avant ; aussi étaient-ils relativement sereins.

Vers 20 h 30, tout étant calme, en l’absence de nouveaux bombardements, je décide d’aller rapidement à notre appartement, pour récupérer deux valises préparées, à tout hasard, par ma mère durant l’après-midi, et que[,] dans notre affolement de 20 heures, nous avions oubliées. Il convenait également de bien fermer les portes ! ! ! En compagnie de ma voisine du second[,] c’est sans problème, mais en courant, que nous faisons l’aller et retour. La ville est déserte et silencieuse. Vers 20 h 45 arrive dans l’abri le beau-père de M. Lemasson, Henry[,] pharmacien à Saint-Lô. Il est membre des équipes de la Défense passive. Surpris dans la rue à quelque cent mètres de là, alors qu’il patrouillait avec certains de ses collègues, il nous offre les premiers signes, très inquiétants, de la guerre.

Pâle, recouvert de poussière, affolé, des traces de sang sur le visage, il était commotionné, sérieusement. À 20 heures une bombe est tombée près de lui et l’a à moitié enseveli. Un peu remis il nous raconta que certains de nos voisins avaient été tués. Son récit jeta un grand trouble dans l’auditoire. Nous entrions de plain-pied dans la guerre. Le sentiment que tout pouvait ne pas se passer aussi bien que nous l’espérions commença à me traverser l’esprit.

Son récit terminé, un peu réconforté, heureux de s’en être bien sorti, et d’avoir retrouvé sa famille, M. Henry vint s’asseoir parmi nous.

Une longue vie commence. Nous attendons... quoi ? Une reprise des bombardements ? Que la nuit s’écoule collectivement ?... L’arrivée des troupes alliées ? J’imagine que chacun a ses propres réflexions. Après une heure passée en commentaires, en pronostics, petit à petit, la fatigue aidant, le silence tombe bientôt sur notre petit groupe. Plusieurs personnes s’assoupissent. Vers minuit une voix s’élève :

« Il ne se passera sans doute plus rien maintenant. Nous serions quand même mieux dans notre lit. On devrait aller se coucher pour... »

 Un bruit formidable retentit, un souffle chaud, énorme, balaya la cave qui se mit à vibrer. Sur le champ tous comprirent que le bombardement venait de recommencer, et que nous étions au cœur de l’action. Ce fut formidable, inimaginable ; nous avions l’impression que petit à petit les bombes se rapprochaient, nous cernaient, et que la suivante serait « la bonne ». Par un soupirail le souffle de l’air entrait dans l’abri. J’avais l’impression d’être dans un bateau en pleine tempête. Nous étions soulevés du sol par les déflagrations et retombions sur nos cageots pour être à nouveau projetés dans la fraction de seconde qui suivait, l’estomac se nouant de plus en plus. La lumière s’était éteinte dès les premières bombes, et la poussière épaisse, tenace, gagnait alors qu’une sinistre lueur rougeâtre s’infiltrait de plus en plus dans la cave. Je n’avais plus la force de penser et d’avoir peur ; j’étais vidé, anéanti. Au fait, étions-nous vivants ? Étions-nous morts ? Tout était-il déjà fini ? Allions-nous périr écrasés, brûlés, étouffés ? Quelques personnes priaient, peu criaient, la plupart étaient silencieuses, attendant le dénouement.

Tout à coup une personne installée à côté du soupirail s’écria : « Il faut sortir d’ici immédiatement, nous allons périr étouffés. » J’étais assis près de la porte conduisant à l’escalier de sortie. Avec mon voisin de fagots nous décidons immédiatement d’empêcher les gens de tenter cette folie. Il nous apparaît qu’une telle tentative est obligatoirement suicidaire. Avions-nous tort, raison ? Les malheureux qui commençaient à être très gênés par la poussière se mirent à nous insulter... puis se calmèrent. L’enfer continuait. La gorge devenait de plus en plus sèche, j’avais soif. Combien de temps dura cette danse infernale ? Personne n’a pu le préciser. Peu à peu, une idée, se renforçant à chaque seconde, me vint à l’esprit : et si le bombardement cessait... peut-être que... ce massacre ne pouvait être éternel !

Miracle, tout à coup, à une formidable déflagration, n’en succéda pas une autre. Quelques fractions de seconde de silence, puis une seconde, puis deux. Le rêve insensé devenait réalité... Le bombardement diminuait, cessait. Étions-nous victimes d’une illusion ? Il ne fallait pas perdre de temps. « Attendez quelques secondes, dis-je à mes voisins, je vais voir si nous ne sommes pas emmurés, et immédiatement je reviens vous chercher. »

 Sans attendre la réponse, je bondis dans l’escalier. En quelques enjambées, dans un nuage de poussière, ma valise à la main, j’arrive au haut des marches. Joie, la voie est libre. Du bout du couloir j’aperçois la rue ou plus exactement une lueur rougeâtre.

Un petit problème toutefois. Pour sortir, il convient de franchir les deux mètres du couloir séparant l’escalier de la cave de la porte donnant sur la rue du Château, or le plancher de mon couloir a... disparu, soufflé par les bombes. Angoissé à l’idée que tout pouvait recommencer d’une seconde à l’autre, que notre délivrance dépendait de ma rapidité, je finis d’arracher de ses gonds une porte à demi démantelée, trouvée dans le corridor, et je l’installe comme une passerelle, fragile, étroite, mais utile. Avant d’aller rechercher mes compagnons, je ne peux résister au besoin impérieux d’aller dans la rue pour... « VOIR ». Au moment précis où j’atteins la sortie un horrible bruit de bombes, en chute libre, me parvient. Ce bruit s’amplifie, s’amplifie[ :] « C’est pour moi ! » Je plonge, et le nez dans le caniveau, essayant de me faire petit, petit, j’attends en me disant : « Cette fois c’est fini », et... rien, pas d’éclatement ! Je me relève aussitôt pour aller rechercher mes compagnons. En dépit de mon extrême précipitation j’ai eu le temps de jeter un coup d’œil sur la ville. C’est horrible, tout paraît en flammes : un véritable bûcher. De partout fusent des cris : « Au secours, ne me laissez pas, j’étouffe, je suis pris sous des décombres... »

Retraversant ma passerelle, j’arrive au haut de l’escalier alors que les premières personnes se présentent. Le bombardement a cessé, mais la sortie de la maison est dangereuse sur ma porte chancelante en raison du « trou » du corridor. La raison, la dignité, revenant petit à petit, j’aide les personnes les plus âgées à sortir. La dernière évacuée, je veux récupérer ma valise, et rattraper mes parents que je viens d’aider à franchir mon pont de fortune. Elle a disparu, emportée par mégarde par une des occupantes en fuite. Après avoir aidé Mme Henry (prisonnière d’un fil électrique qui s’est enroulé à son talon) à se dépêtrer, en quelques enjambées je rattrape mes parents, courant vers... la sécurité.

« TOUS AU TUNNEL », tel est le mot d’ordre. Nous savons, depuis un certain temps, que les Allemands ont creusé un abri formidable, sans doute indestructible, sous la place des Beaux-Regards située à environ 200 mètres de la maison Lemasson. Nous y serons en sécurité absolue. Courant vers lui nous passons devant notre maison du 5 de la rue de la Poterie. Il n’y a plus de maison, mais seulement 80 centimètres de ruines fumantes, aucun survivant ne devant en sortir. Des bombes de plein fouet en ont eu raison. Toute la rue est dans le même état. Quel Spectacle ! Partout du feu, des ruines, de la poussière, des cris, des appels au secours, des fils électriques, des montagnes de gravats. Les rues n’ont plus de tracé, les décombres des maisons occupent la chaussée, des trous, des buttes, des fils, et j’ai soif, soif. En passant devant le parvis de Notre-Dame j’aperçois, sur les marches de la cathédrale, une femme presque entièrement dévêtue, tenant un enfant dans ses bras. Elle semble attendre... quoi... qui ? Souvent je pense à eux... que sont-ils devenus ?

Combien de temps avons-nous mis pour franchir les deux cents mètres séparant la rue du Château de l’entrée du tunnel sur un chemin chaotique, dont chaque trou est un piège nocturne[ ?] Maintenant de nombreux voisins, tels des rats, sortent des maisons abattues, tous se dirigeant vers le tunnel.

En arrivant devant la fameuse entrée de l’abri miracle, j’entends quelqu’un dire : « C’est interdit d’y entrer, les Allemands ne veulent pas »10Le souterrain, aménagé par les Allemands, accueillera près d’un millier de saint-lois, venus s’y réfugier à l’abri des bombardements.. En raison de l’urgence il n’était pas question de polémiquer. M. Lemasson, avec lequel nous étions restés, alors dit à mon père : « Venez avec nous, nous allons à Saint-Ébremond-de-Bonfossé, chez un cultivateur que je connais, c’est un brave homme.

 »Toujours hantés par l’idée d’une reprise du bombardement, nous dévalons aussi vite que possible la rampe des Beaux-Regards, traversons la passerelle, jetons un coup d’œil en passant sur la gare, illuminée à contre-jour par un incendie, et nous atteignons tout de suite le chemin de halage en direction de Candol. Après avoir parcouru environ trois cents mètres, ayant alors l’impression d’être un peu en sécurité, essoufflés, nous nous asseyons dans l’herbe et regardons notre pauvre Saint-Lô à l’agonie.

Quarante ans après j’ai encore le souvenir précis de la vision de notre ville « au bûcher ».

Je ne peux trouver de qualificatif approprié : dantesque, apocalyptique, un paysage de fin du monde. Aucun metteur en scène ne pourrait reconstituer un tel spectacle. À contre-jour les flèches de Notre-Dame se détachaient sur un ciel rougeâtre. Partout des flammes dansaient au milieu de tourbillons de poussière, éclairant la ville comme en plein jour. Le bombardement a repris. Je me souviens d’une pensée : « Dire qu’il doit encore y avoir des gens dessous »11Les bombardements du 6 et 7 juin 1944 causeront à Saint-Lô la mort de 352 civils..

Nous apercevons les avions très distinctement. Ils débouchent de la nuit, plongent dans la fournaise, se redressent, disparaissent aussitôt remplacés par d’autres. Cet acharnement semble ne pas devoir se terminer. C’est horrible. Avec presque tous mes compagnons je me suis mis à pleurer.

  • 1. Président du Conseil italien après la chute de Mussolini en 1943. Au lendemain de la prise de Rome par les Alliés, les formations politiques italiennes refusent de reconduire Badoglio qui finit par donner sa démission.
  • 2. La veille du débarquement en Normandie, de Gaulle rencontre Churchill et Eisenhower à Londres. Ils y évoquent l’administration de la France et des « pays vaincus » une fois libérés, et non les questions relatives au débarquement imminent.
  • 3. Messages codés diffusés sur les ondes de la BBC ayant pour but de correspondre avec les réseaux de résistance en France. Avant le débarquement, les messages affluent afin de préparer l’opération : sabotages de voies de communication ou de transmission notamment.
  • 4. L’Organisation Civile et Militaire est un des mouvements les mieux implantés dans l’Ouest du pays. Son action se révélera spécifiquement efficace, surtout dans le renseignement des systèmes défensifs allemands et dans le sauvetage des aviateurs dont les avions ont été abattus.
  • 5. Défense Contre Avion : défense antiaérienne.
  • 6. École Primaire Supérieure.
  • 7. Slogan lancé par Pierre Dac sur les ondes de la BBC raillant la radio française soumise à la censure et à la propagande.
  • 8. C’est à 10 heures que la BBC diffuse les messages enregistrés. Le premier émis sur les ondes de la radio anglaise est celui d’Eisenhower, puis s’ensuivent les discours du roi de Norvège, du premier ministre de la Belgique, etc. Dans le conflit qui l’oppose au commandement allié, sur l’administration de la France une fois libérée, de Gaulle prendra la parole seul, à l’heure qu’il souhaite, en fin d’après-midi. « La bataille suprême est engagée. Bien entendu, c’est la Bataille de France et c’est la bataille de la France ! ! ! » , lance-t-il en ce 6 juin 1944.
  • 9. Dernières informations.
  • 10. Le souterrain, aménagé par les Allemands, accueillera près d’un millier de saint-lois, venus s’y réfugier à l’abri des bombardements.
  • 11. Les bombardements du 6 et 7 juin 1944 causeront à Saint-Lô la mort de 352 civils.
Numéro d'archivage:
  • Numéro: TE316
  • Lieu: Mémorial de Caen
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